Je considère que la créativité est un des éléments constituant l’identité d’une personne, son esprit. Ainsi, selon moi, un homme ou une femme qui excelle dans l’art est doté d’un minimum de sagesse et de conscience du monde : l’artiste accompli possède un esprit mature et doit être visionnaire.
Or il se trouve qu’aujourd’hui dans notre société moderne, la maturation de l’esprit menant à cet état d’esprit - ce qu’on appelle « devenir adulte »- est de plus en plus problématique. La jeunesse actuelle à la sortie de son adolescence stagne dans un non-état social, le post adolescent voulant « jouir des prérogatives de l’enfant en n’en étant surtout plus un, tout en jouissant des prérogatives de l’adulte en n’en devenant surtout pas un » (Thierry Goguel d’Allondans : Rites de passage, rites d’initiation. Lecture d’Arnold Van Gennep).
Les ethnologues contemporains expliquent cette crise par la disparition d’institutions comme le service militaire par exemple, ou par la perte de leur valeur symbolique d’autres institutions comme le mariage ou encore le baccalauréat. Arnold Van Gennep a étudié ces institutions cérémonielles en Europe, mais aussi dans de nombreuses autres communautés humaines. Il les a regroupées sous le terme de « rites de passages ».
Les rites de passages sont universels, c'est-à-dire remarquables dans toute communauté humaine. Ils consistent en une séquence cérémonielle au cours de laquelle le passage d’un individu d’un état social à un autre est officialisé aux yeux des membres de sa communauté, comme un écho aux différentes étapes physiologiques de sa vie :
Par exemple, les rites dits initiatiques transforment les enfants en adultes et posent un cadre spirituel aux transformations de la puberté. L’enfant reçoit de ses ainés les connaissances qui lui permettront d’appréhender et de comprendre, d’assumer et de gérer son nouvel état physique (corps d’adulte) et ses nouveaux besoins. Ainsi, l’enfant est projeté dans son nouvel état et se retrouve donc contraint à s’engager dans un développement spirituel afin que son corps et son esprit soient en harmonie.
De même, les rites d’unions comme le mariage légitiment et régulent les pulsions amoureuses et sexuelles de l’individu adulte. Ils officialisent les couples et responsabilisent ceux qui les constituent, posant un cadre social propice à la procréation.
Les rites de passages permettent donc aux individus d’une communauté de changer d’état social, notamment en les forçant à surmonter leur peur du changement et de l’inconnu grâce au soutien de leurs ainés et aux connaissances qu’ils leur transmettent. Chacun, en acceptant sa propre évolution, trouve alors sa place et sa fonction durant les différentes étapes de la vie au sein de la nature et de la société. C’est ce que j’appelle la conscience du monde pour un esprit mature ; celle que je considère comme étant indispensable pour un(e) artiste.
Par conséquent, je partage avec certains ethnologues dont Anne Céline Guyon (qui a rédigé le texte en annexe 1) l’idée que l’instauration -ou la réhabilitation- de rites de passages en France permettrait à la jeunesse de notre pays d’atteindre la maturité dont elle a peur. Elle pourrait alors trouver sa place dans la société moderne et y assumer ses fonctions… Ce qui pour l’instant n’est globalement pas le cas : il suffit d’analyser les phénomènes récents dans les banlieues pour le comprendre.
C’est dans le cadre de cette réflexion que m’est venue l’idée de créer un rite de passage qui permettrait à de jeunes gens se sentant bloqués dans leur progression de reprendre sereinement leur évolution. Et c’est en constatant la détresse de certains de mes camarades de deuxième année de licence d’arts plastiques à l’Université de Saint Denis, non pour autant dépourvus de talent, que j’ai pensé le projet Imago.
Présentation du rite de passage Imago :
Le projet Imago consistera en une expérimentation d'initiation de jeunes étudiants souhaitant devenir des artistes par des professionnels de l’art. Cette initiation devrait leur permettre simultanément :
- De s’engager dans un cheminement spirituel qui leur apportera la maturité nécessaire pour devenir des artistes accomplis ;
- D’être introduits par leurs ainés dans le milieu de l’art contemporain.
Structure du rituel :
Pour construire Imago, j’ai travaillé en collaboration avec Anne Céline Guyon, ethnologue participant au projet. Nous nous sommes appuyés sur le modèle établi par Arnold Van Gennep.
Les rites de passages sont en général construits autour d’une métaphore ou d’une légende symbolisant la transformation subie par les initiés durant la cérémonie.
Imago sera construit autour du thème de la nymphose chez l’insecte : période mystérieuse durant laquelle les larves dans leurs chrysalides mutent en adultes. En effet, j’aime à comparer le développement de l’esprit humain à celui d’un insecte, comme l’abeille ou le papillon :
L’enfance correspond en quelque sorte au stade larvaire de l’esprit, celui durant lequel il absorbe les composants qui le constitueront, comme la chenille se nourrissant de feuilles. Ensuite arrive l’adolescence, qui correspond à la chrysalide : l’individu s’enferme sur lui-même pendant que son corps et son esprit sont bouleversé dans leur constitution, c’est la mutation. Enfin l’homme mature sort de l’adolescence comme l’Imago (forme adulte du papillon) quitte sa chrysalide.
C’est pour cette raison que le projet est nommé IMAGO.
Imago comme tout rite de passage se déroule en trois étapes :
1- La phase de séparation : l’initié est isolé de son quotidien et de sa communauté, débarrassé de son ancien statut social. Cette période symbolise la « mort » de ce qui a été, préparant l’individu à son nouvel état.
2-La phase de marge est la phase de construction de l’individu nouveau. C’est une période d’apprentissage.
3- Enfin la phase d’agrégation voit l’individu réintégrer sa communauté, mais avec son nouveau statut social.
Les intervenants d’imago.
- Anne Céline Guyon (ethnologue) aidera à élaborer un rite de passage efficace, encadrera les différents intervenants, réalisera un film et un suivi anthropologique de notre expérimentation.
- Les étudiants qui seront volontaires pour participer à cette expérience seront les initiés.
- Les professeurs souhaitant participer seront les initiateurs. Leur rôle (défini lors d’entretiens avec l’ethnologue) sera d’accompagner et de soutenir les étudiants tout au long du processus.
- Les responsables de galeries apporteront la dimension « officielle » nécessaire au bon déroulement du projet. Ils présideront les deux cérémonies (Fin et Début) et exposeront dans leur structure les travaux sur le projet Imago.
- Julien Salaud (initiateur du projet) s’occupera de la logistique, veillera au bon déroulement du rituel, accompagnera les étudiants lors de leurs réalisations.
Pour terminer cette présentation, je souhaite apporter quelques précisions car lorsque j’ai commencé à parler de ce projet, il a pu être considéré comme une pratique sectaire ou une nouvelle forme de bizutage. Ce n’est absolument pas le cas.
Si Imago a une dimension spirituelle certaine (les rites de passage, dans leurs trois étapes sont aussi présentés par les ethnologues comme un passage du profane au sacré puis du sacré au profane), il ne peut être considéré comme une pratique sectaire dans le sens où son objectif n’est pas d’aliéner les initiés, mais bien de leur permettre d’accéder à une certaine autonomie. Malgré leurs similitudes, je fais une grande différence entre le spirituel et le religieux. Imago est une expérience spirituelle.
Pour ce qui est de la similitude avec une quelconque forme de bizutage, je tiens à préciser que les initiés seront respectés dans leur intimité et il n’est absolument pas question de les ridiculiser. La période dite d’isolement est certes une phase assez inconfortable, cependant je pense que des qualités comme le stoïcisme, la patience ou encore la persévérance ne s’acquièrent pas sans un minimum de douleur, d’ennui ou d’inconfort : les expériences « négatives » forgent au moins autant le caractère que les expériences « positives ».
Enfin, je tiens à préciser que ce projet ne prend pas sa source que dans les théories des livres d’ethnologie. Il est aussi issu de ma propre expérience personnelle, puisque j’ai bien connu la crise spirituelle qui bouleverse de plus en plus de jeunes adultes en France. Et ce n’est qu’en Guyane au bout de quatre années d’exil et de deux expériences initiatiques (une dans la forêt, une chez les indiens Wayanas) que j’ai reçu les connaissances nécessaires pour devenir un homme.
Bibliographie :
Rites de passage, Rites d’initiation, lecture d’Arnold Van Gennep. Thierry Goguel d’Allondans.
Rites de passage : d’ailleurs, ici, pour ailleurs. Sous la direction de Thierry Goguel d’Allondans.
Rites et rituels contemporains. Martine Segalen.
Les rites de passage. Arnold Van Gennep.
La notion du rite de passage. Nicole Belmont.
Les rites profanes. Claude Rivière.
ANNEXE 1 :
Texte de Anne Céline Guyon, ethnologue participant au projet imago
De l’importance des rites de passage dans nos sociétés modernes :
Chez tout être humain, la vie est marquée par une succession d’étapes qui nous font avancer et mûrir. Toutefois, le passage d’une étape à une autre, ou plutôt d’une situation à une autre ne va pas de soi, d’où l’importance des rites de passage pour marquer les changements qui s’opèrent dans de telles situations. Comme le note A.Van Gennep :
C’est le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs d’une société spéciale à une autre et d’une situation sociale à une autre : en sorte que la vie individuelle consiste en une succession d’étapes dont les fins et commencements forment des ensembles de même ordre : naissance, puberté, mariage … Et à chacun de ces ensembles se rapportent des cérémonies dont l’objet est identique : faire passé l’individu d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi déterminée.
(A.Van Gennep, 1981 : 4)
Traditionnellement, ce sont les religions qui apportent de l’aide lors de ces passages qui scandent le cycle de la vie. En proposant, à la fois une structure de séparation et une représentation de la temporalité humaine et de l’au-delà, elles apaisent ceux qui y adhèrent. Toutefois, dans nos sociétés modernes, les hommes et les femmes sont de plus en plus censés trouver en eux mêmes les ressources pour franchir les épreuves de la vie. Or, avec la perte de plus en plus avérée des balises de la vie sociale, les individus et notamment les jeunes n’ont plus de repères. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Nous sommes dans une société où l’entrée dans la catégorie « adulte » est de plus en plus repoussée et ce pour de nombreuses raisons : l’allongement de la durée des études, le recul du mariage, l’abolition du service militaire obligatoire pour les hommes, des maternités de plus en plus tardives pour les femmes ou encore le fait de rester vivre chez ses parents tardivement… Le passage à l’âge adulte est même de plus en plus considéré comme secondaire et parfois même comme quelque chose à éviter ; cela fait peur et est générateur d’angoisse. Or, selon Geza Roheim (1942), la raison profonde des rites de passage est dans l’angoisse de la séparation :
Toute angoisse est en définitive une angoisse de séparation, dont la première expérience est constituée chez l’enfant par l’absence de la mère. Tout changement est générateur d’angoisse. Le rituel a pour fonction d’abréagir et de dramatiser les étapes du développement humain. Et peut être que la raison de cette nécessité profonde et universelle tient au mode de croissance de l’homme : l’animal, lui, grandit une fois pour toute ; dans le genre humain, les liens originels ne sont jamais complètement rompus.
D’où l’importance d’établir de nouveaux rites de passage pour marquer à nouveau les « étapes du développement humain » et le passage d’un statut social à un autre.
De plus, dans une société où le temps devient une denrée rare et où tout va toujours trop vite, les rites de passage, en manipulant symboliquement le temps, donnent l’illusion qu’on le maitrise et qu’on ne le subit pas dans l’impuissance ( N.Belmont, 1981 : 17).
En annexes, le dossier complet à télécharger en PDF.
IMAGO, un rituel pour le siècle nouveau.
Voici le projet polémique... Il en manque deux parties, l'une présentant mon parcours et la façon dont je suis arrivé à ce concept ; l'autre présentant le déroulement du rite, puisqu'il doit rester secret pour les participants. Je vais finir de rédiger la première, elle sera en ligne bientôt... Quelq'un voit-il un quelconque narcissisme dans ce projet ? Personnellement, je le considère comme un acte altruiste, j'irai même jusqu'à dire civique : à l'heure où la plupart des français se contentent de dénoncer les problèmes (la crise des banlieues qui à mon sens a directement à voir avec la problématique que soulève mon projet : la maturité de l'esprit en France, l'accession au statut d'adulte, la reconnaissance de la jeunesse par les générations aînées, etc.), je propose un exemple de solution en espérant qu'il suscitera des réflexions. Malheureusement, il semble que je m'attaque simultanément à de trop nombreux tabous... Et n'hésitez pas à laisser vos commentaires et à "critiquer", histoire que je puisse vérifié s'il est perçu de la bonne manière... Bonne lecture.