Erik Satie et Marcel Duchamp, l’art de sublimer le banal.

« Il n’y a d’indispensable que les choses inutiles ». F. Picabia.

Au début du siècle dernier, Erik Satie participa par son œuvre à révolutionner la composition musicale, alors que Marcel Duchamp bouleversait les règles de la création plastique avec -entre autre- ses ready-mades.
Il me semble que les deux hommes, controversés et charismatiques, ont mené leur cheminement artistique sinon avec les mêmes motivations, au moins vers les mêmes horizons.
Leur participation active et constructive au sein du mouvement Dada (désormais acquise pour Satie, même si ce ne fût pas le cas à l’époque) me semble en être la preuve la plus flagrante.
Leur approche du banal et leur intérêt pour la simplicité dans la création ont notamment suscité mon intérêt. C’est pourquoi j’ai décidé pour ce deuxième devoir de comparer Parade (ballet joué pour la première fois en 1917, dont la musique fût composée par Satie), et le ready-made Fountain de Marcel Duchamp (1917).


Satie et le bruit : la musique du ballet Parade.

C’est durant la première guerre mondiale que Serge Diaghilev envisage Parade avec la ferme intention de donner aux Ballets russes un souffle de modernité.
Pour ce faire, il recrute des artistes de la scène avant-gardiste : Léonide Massine signera la chorégraphie et dansera le personnage du prestidigitateur chinois ; Pablo Picasso réalisera décors et costumes ; Erik Satie composera la musique grâce au soutien de Jean Cocteau.
A la fin de la guerre, Erik Satie était déjà considéré comme un compositeur hors norme dans le sens où son travail était si singulier qu’il ne pouvait être affilié à aucun style déjà existant. Dans la musique de Parade, on retrouve certaines caractéristiques propres à son oeuvre : la répétition de phrases mélodiques à intervalles réguliers qui entraîne la musique dans une sorte de rengaine ; la polyrythmie et le dépouillement de la partition apportent le coté humoristique propre à la musique du compositeur. La musique de Parade par son aspect tantôt lourdaud tantôt léger devient une caricature des musiques de fanfares, renforçant ainsi la dimension satyrique du ballet.
Mais c’est sur une autre caractéristique de Parade que je souhaite m’attarder : la composition de l’orchestre, qui se voit pourvu non seulement d’instruments, mais aussi d’outils générateurs de bruits… Il paraît évident que pour composer cette musique, Erik Satie s’est inspiré du Manifeste futuriste de Luigi Russolo… Cependant, dans Parade il ne fait pas qu’expérimenter le bruit : il l’intègre complètement à sa musique. Les machines à écrire, par leurs petits claquements rapides accompagnent le mouvement des instruments traditionnels. Les tirs de révolver à intervalles réguliers appuient le rythme des instruments à vent, ajoutant une dimension dramatique et fortement symbolique à la musique.
Ainsi, les sons issus du quotidien sont intégré à l’œuvre : lors de la première représentation au Théâtre du Châtelet en 1917, le bruit entre dans l’art avec fracas.
En désacralisant la composition par la transgression de ses règles conventionnelles, Erik Satie a sublimé le banal.


Duchamp et les objets : les ready-made et leur concept.

« La chose curieuse à propos du ready-made est que je n’ai jamais été capable d’arriver à une définition ou une explication qui me satisfasse pleinement » (Marcel Duchamp).

Il est vrai que le concept reste encore à ce jour assez flou et polémique, car les ready-made ont évolué dans le temps et englobent des oeuvres plus ou moins complexes (de Fountain (1917) à Why not sneeze Rose Selavy ? (1921) en passant par le fameux LHOOQ (1919)). De plus, de nombreuses pièces ont été perdues ou détruites et les témoignages d’époque restent rares ou ambigus…
Cependant, André Breton a repris dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938) une définition de Duchamp qui, si elle n’est pas la plus complète a au moins le mérite d’aborder un aspect des ready-made qui me semble avoir un rapport direct avec la façon dont Erik Satie traita le bruit dans Parade : « Ready-made : Objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste ».
L’œuvre Fountain colle parfaitement à cette définition. Il s’agit d’une pissotière en porcelaine blanche achetée dans un magasin de sanitaires de Manhattan qui a été retournée à 90° et signée R. Mutt (pseudonyme de Duchamp utilisé pour garder l’anonymat).



Proposée pour la première exposition de la Société américaine des artistes indépendants à New York en 1917, elle a été censurée, ce qui ne provoqua même pas de scandale, même si Duchamp profita de cette censure pour claquer la porte de la Société…
Pour lui, le ready-made « ne devait pas être regardé au fond. Il était là simplement » (point commun avec la musique d’ameublement de Satie). La démarche de Duchamp quand à l’utilisation du banal dans les ready-made n’était donc certainement pas la même que celle d’Erik Satie dans Parade, puisque Duchamp en s’emparant d’objet banals du quotidien souhaitait se sortir de l’art.
Cependant, si la démarche n’était pas la même, Marcel Duchamp est arrivé à un résultat similaire : « Le fait que les ready-made aient été considérés comme des objets d’art signifie probablement que j‘ai échoué à résoudre le problème de la tentative de sortir entièrement de l’art. »
C’est ainsi que M. Duchamp, alors qu’il souhaitait sortir l’artiste de l’art par l’utilisation du banal participa à l'intégrer dans l’art…


Ainsi, Erik Satie et Marcel Duchamp ont mené leurs disciplines respectives vers les mêmes horizons : en sublimant le banal, ils ont étendu les frontières de l’art, lui ajoutant une nouvelle dimension, crue et réaliste.
C’est d’ailleurs en parlant du ballet Parade que Guillaume Apollinaire utilisa pour la première fois le terme de Surréaliste. Il considérait ce « modeste bijou de boulevard » comme « le point de départ de l’esprit nouveau ». Le travail de Duchamp influença quant à lui les peintres surréalistes, et les ready-made furent traités par André Breton dans son Dictionnaire du surréalisme.

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