Le matin, dans la forêt, il fait toujours frais. On s'imagine que là-bas la chaleur est permanente, où qu'on soit et quelque soit l'heure… Mais c'est là une des nombreuses légendes sur la Guyane qui ne se justifie pas complètement dans la réalité : ce qui est vrai sur le littoral ne s'applique absolument pas dans la forêt profonde…
Et j'étais dans la forêt profonde : c'était ma première expédition en tant que « chargé de missions » pour l'association Kwata. Un hélicoptère nous avait déposé sur l'une des DZ de la toute fraîche réserve naturelle de la Trinité, après une heure de vol au dessus de l'immense champ d'arbres inhabité qu'est l'intérieur de la Guyane…
C'était mon baptême d'hélicoptère, c'était ma première mission, et j'étais à la fois tout excité et anxieux : excité parce que pendant 15 jours, mon rôle serait d'établir une liste des espèces rencontrées sur la zone et d'évaluer leurs densités sur ce terrain. Bref, de l'observation naturaliste et dieu seul sait combien j'adore ça… Et en plus sur un terrain où personne n'avait encore travaillé : je me sentais donc un peu comme un pionnier.
Anxieux car pour la première fois, j'allais passer mes journées seul en forêt. Chacun de nous –on était trois- travaillerait sur son propre layon. Un layon, c'est un chemin taillé au sabre dans la forêt, et croyez-moi : c'est tellement discret qu'au début, c'est plutôt difficile de ne pas s'en écarter… Et de se perdre. Ma plus grande crainte n'était donc pas de me faire attaquer par une bête, mais plutôt de me perdre à plus de 100 kilomètres de tout village.
Et pourtant…
Donc c'était un matin de mars 2001. Il faisait frais, mais j'étais déjà trempé à cause de la condensation qui au levé du soleil fait lever la brume du sol jusqu'au dessus des cimes. Il était quelque chose comme 9h du matin, je marchais déjà depuis une heure sur mon layon qui longeait une rivière. J'étais aux anges : les bruits de la forêt au petit matin sont extraordinaire de diversité et je m'amusais déjà à noté les chants d'oiseaux que j'avais reconnus. Quelques instants plutôt, j'avais vu mon premier caurale soleil, un oiseau élégant dont la parade nuptiale est un spectacle époustouflant… J'adore l'euphorie que me procure la première vision d'une espèce animale.
Donc je marchais, le plus souvent le nez en l'air, scrutant les branches à la recherche d'une bande de singes. Je ne recherchais pas trop au sol, car j'évoluais sur une berge où la végétation était très dense : impossible de voir au-delà de 5 mètres tellement les buissons étaient entassés les uns sur les autres.
Et puis à un moment, j'entendis un bruit lointain, quelque chose entre la vache qui meugle et l'âne qui brait… Je n'avais alors aucune idée de ce que c'était… Alors je me suis remis en marche…
Et puis j'ai entendu ce son plus nettement. Visiblement, la chose s'approchait et je me sentais tout excité à l'idée de voir la bête. Mais à la troisième émission du bruit, mon excitation est tombée d'un seul coup. Mes jambes se sont transformées en coton. L'animal s'était encore approché, et le son auparavant déformé à travers la forêt dense était maintenant très net : c'était un rugissement. Un rugissement puissant, émis à une fréquence de plus en plus haute par un fauve qui se dirigeait manifestement vers moi et qui n'était manifestement pas content. Vu les décibels, ce ne pouvait être qu'un jaguar ou un puma… Mais le puma ne rugit pas, il feule… « Merde, mon premier jaguar ! »
Alors la panique m'a gagné : j'avais perdu ma machette la veille, je ne voyais aucune grosse branche autour qui m'aurait permis de me défendre, et je ne savais pas encore bien grimper aux arbres... J'ai repensé pêle-mêle dans ma tête à tout ce qu'on m'avais dit dans cet instant de détresse : Ne jamais courir, ne jamais tourner le dos, ne pas regarder dans les yeux, s'éloigner tant que possible du petit si c'est une mère avec son enfant, se redresser le plus possible et augmenter sa hauteur par tous les moyens, faire du bruit en tapant les racines d'un arbre ou en claquant des mains… et puis surtout : les attaques de jaguars, ça n'existe pas, c'est une autre légende !
Sans doute, mais il n'avait pas l'air au courant l'animal ! Il était là à quelques mètres de moi, rugissant à pleine gorge. En cet endroit perdu, il était clair qu'il n'avais peut être jamais vu d'homme : il n'avait sans doute pas la peur du fusil... Quand à moi j'étais tétanisé, j'ai voulu essayer quand même de grimper sur un arbre juste à coté… Je n'ai pas pu. J'ai voulu claquer des mains… Mes mains ne me répondaient pas. Les seuls muscles qui remuaient à ce moment là, c'étaient mon cœur emballé et ceux qui avaient transformé mes genoux en castagnettes… Je ne maîtrisais plus mon corps. Seuls mes sens fonctionnaient...
L'animal n'était perceptible que par ses cris terrifiants et le bruit de ses pas : il tournait en rond, mais je ne le voyais pas : il était caché derrière le rideau végétal, invisible, et c'était encore plus angoissant.
Il y avait aussi la forte odeur d'urine qu'il dégageait, celle qui m'entêtait lorsque dans mon enfance j'entrais dans la fauverie du parc zoologique de Vincennes...
Et puis d'un coup, plus rien. Plus de bruit, plus d'odeur. Plus rien, à part un silence lourdement pesant. Je n'avais pas remarqué que tous les oiseaux s'étaient tus. Toutes les cigales aussi. Et malgré ce silence absolu, je n'ai pas entendu mon agresseur partir… Je me suis affalé par terre, et ne suis reparti qu'avec les premières notes du chant d'un toucan à bec rouge.
Gérald (un de mes deux collègues) l'aperçu le lendemain. Durant les trois dernières nuit, notre jaguar tournait autour du camps jusqu'au matin en hurlant.
Nous, on prenait soin de bien entretenir le feu...
Stupeur et rugissements.
Je retrouve dans mes cartons des petits textes où j'ai relaté les histoires qui ont pu m'arriver pendant que je vivais en Guyane et que je travaillais comme chargé de mission pour l'association de protection et d'étude de l'environnement Kwata... Je vous propose ici le récit de ma première rencontre avec un jaguar... Tout simplement parce que ces quelques années dans la nature luxuriante m'ont marqué et m'ont construit. Cette première rencontre assez violente a par exemple modifié mon rapport à la nature et au règne animal... D'un seul coup, ils me paraissaient moins fragiles et potentiellement bien plus puissant que je ne l'imaginais... Bonne lecture !
1 De Corinne -
Génial!!!!! comme histoire
ÉCRIS UN LIVRE (même petit.....)
Bises
COCO
2 De Tonton Pierre -
C'est vrai, tu devrais ecrire des bouquins mais l'ane qui barrit, là vraiment, c'est extraordinaire!!!
3 De Jules -
Héhé ! Ah oui mon cher tonton, tu as raison, c'est l'éléphant (ou le rhinocéros) qui barrit... Mais alors, que fait l'âne ? Je vais chercher...
4 De Jules -
Et bien selon Robert (le Petit), l'âne brait... Je vais modifier ça tout de suite dans le texte, héhé !
5 De Grey Mondain -
Mais Mais Mais c'est effrayant ! pas de bars, pas de guest house, rien qu'une nature sauvage vierge et hostile ! Et tu n'as pas parlé de ces monstrueuses araignées qui peuplent l'endroit. Désolé mais je suis bien content d'être à Paris et de ne fréquenter que des bars d'hôtel. Si vous voulez ma mort offrez moi un billet pour ces pays inhospitaliers. Même si vous me donnez du fric avec le billet, je n'irais pas. Je ne suis pas fait pour la nature. Effrayant, je vais en faire des cauchemards cette nuit !