La nuit, le ciel de Guyane est l'un des plus limpides que j'ai jamais vu. En métropole il n'y a que dans les montagnes que l'on peut voir les étoiles ainsi : ça scintille de partout, la voie lactée traverse le ciel en giclée blanche, c'est que de la nuance en lumières pâles sur la voûte bleu de Prusse. Là-bas les constellations sautent aux yeux (peut-être juste parce que j'ai pris le temps de lever le nez) : la Grande Ours, la Petite, des classiques de l'hémisphère Nord, l'étoile du berger, mais aussi des inconnues comme la Croix du Sud.
J'ai appris la carte du ciel pendant les longues nuits que j'ai passées sur la plage au début de mon périple guyanais. Vous allez me demander : "Mais que faisais-tu sur la plage la nuit ?"...
Et bien je comptais les tortues : parce que la Guyane est l'un des gros sites de pontes de tortues marines en Amérique du Sud et que plusieurs associations s'occupent du suivi des cinq espèces présentes sur les plages du littoral. C'est comme ça que je suis entré dans l'association Kwata qui m'a salarié quelques mois plus tard (début 2001, mon dieu que le temps passe vite !). J'étais "bénévole Programme Tortues Marines".
Comme j'ai très rapidement déclaré (ouvertement et très très fort) que je voulais être embauché, on m'a tout aussi rapidement traité comme un employé. Et chez eux, faut en chier, je l'ai appris assez vite ; quand on est un "passionné de la Nature", on doit tout donner,la santé c'est rien face au Grand Péril que les Méchants Humains Capitalistes laissent planer au dessus de la Fragile Nature.
Moi je m'en foutais d'en chier, j'étais en pleine extase : voir ces monstres ancestraux surgir de l'eau et se traîner sur le sable pour perpétuer leur espèce, c'est impressionnant. Durant cette période, j'ai passé presque toutes mes nuits sur les plages de Cayenne. Je restais des heures dans la pénombre à contempler leurs rituels mystérieux, un peu comme une danse lourde et lente, à écouter leurs soupirs rauques -témoins de leurs efforts… A toucher leurs peaux rugueuses tannées par le sel. Les tortues qui pondent, c'est le spectacle de la vie qui se perpétue, un truc presque mystique, là à portée de main. Et nous en étions les gardiens
Rapidement, je me suis senti investi d'une mission : le discours de mes chefs sur la nécessité de s'occuper de ces animaux en voie d'extinction m'a convaincu et j'ai accepté de m'impliquer plus. J'ai appris à manier la seringue, pour leur injecter les PITs (puces qui permettent de les identifier individuellement, comme une carte d'identité), à reconnaître les traces de chaque espèce sur le sable, à pister les toutes pitites tortues olivâtres qui ne sont pas faciles à repérer, à jouer les gendarmes lorsque les touristes ne respectaient pas les règles de base (pas toucher, pas éclairer, pas manger)...
A la fin c'était un vrai travail, à plein temps, avec saisie des données sur informatique, gestion des planning, sorties avec accompagnement des touristes, etc... C'était assez fatiguant, il fallait suivre chaque tortue, voir si elle était PITée, sinon lui injecter une puce, noter toutes les données de lieu, d'heure, de marée, la taille, l'espèce, gérer le groupe de touristes qui a payé et en veut pour son argent, les empêcher de faire des conneries sans les froisser (non monsieur, on peut pas prendre un oeuf pour goûter...), surveiller les braconniers ou les chiens errants qui s'attaquent aux oeufs et tout ça pendant quatre heures sur une plage de 4 kilomètres de long. Et parfois 100 tortues par nuit... J'en ai chié, je me suis laissé exploiter (j'ai quelques rancoeurs envers mes ex-patrons), mais ce n'étais rien : j'avais l'impression de servir à quelque chose.
Je me rappelle de ma "pire" soirée : en plein juillet 2000, la plage était blindée de touristes et de tortues, on n'en avait jamais vu autant -ni des uns, ni des autres- et nous n'étions que deux à bosser… Ca avait duré de minuit à 4 heures du mat'.
J'ai fini ma "patrouille" sur une portion déserte de la plage. Là, il y avait deux tortues luths énormes qui pondaient, à quelques mètres l'une de l'autre. J'ai fait ce que j'avais à faire avec elles, et puis je me suis assis entre les deux, face à la mer. J'avais terminé mon travail et tout s'était bien passé. Il n'y avait plus personne, plus de bruit que le grondement des vagues et les soupirs de mes voisines, plus de lumière que celle des étoiles... La lune s'est levée, toute rousse au dessus de l'horizon, et puis d'un seul coup les vagues se sont illuminées : le plancton phosphorescent agité par le ressac colorait l'écume des vagues d'une lumière verte. J’ai fumé trois clopes et me suis assoupi...
Tortue luth pondant sur la plage de Montjoly, aquarelles sur papier, 8x10cm.
Tortues marines et plages de Cayenne.
Dans la catégorie "Histoires d'un Jules", je continue à poster des textes écrits il y a quelques temps... Celui-ci date de la fin 2004 (j'étais déjà revenu en métropole) et parle de mes débuts comme bénévole pour l'association Kwata. Je m'occupais alors des tortues marines qui venaient (et viennent toujours d'ailleurs) pondre sur les plages. Ca va me permettre d'introduire mes premiers travaux d'illustration en Education à l'Environnement et les petits cahiers sur les tortues marines...
1 De dé.K.lée -
Merci pour le joli texte , ça me donne envie d'aller les voir une derniere fois avant de quiter le departement pour un bout de temps.
2 De Jules -
Alors profites-en, on est en plein dans la saison de ponte ces temps-ci !