L'art et le religieux dans ma pratique. EPISODE 2.

La suite...
Mes parents aiment aussi les voyages, et par chance ils nous en ont fait profiter très tôt, mon frère et moi. Mes premiers souvenirs marquants sont pour le Sénégal (vers 10 ans) où nous allions visiter des connaissances de mon oncle paternel. On y chantait et on y dansait… J’étais très timide mais je n’ai pas beaucoup résisté à l’envie de pousser avec eux leurs chansonnettes (ce qui les a beaucoup fait rire !).
Comme expliqué plus haut, dans le milieu scolaire métropolitain mon nom était une véritable calamité : c’était une sorte de ségrégation, une forme similaire à celle qui faisait que dans les banlieues où j’évoluais les blacks étaient eux-aussi souvent rejetés. Or, lorsque je partais en vacances à Dakar ou dans le Keur Saloum, on ne me demandait pas mon nom et du coup je trouvais enfin une certaine liberté de relation. Je me faisais des amis et préférai l’Afrique à la France. Et petit à petit, j’ai commencé à m’identifier aux peuples noirs : ils étaient gentils avec moi, et eux comme moi étions rejetés par les « français bien-sous-tous-rapports ».
Plus tard, il y a eu deux voyages en Guyane (une terre qui va prendre beaucoup de place dans mon cœur quelques années plus tard) et un autre au Mexique, avec la visite de sites archéologiques précolombiens comme Teotihuacán, Palenque, Tulum, etc. Mon intérêt pour les autres cultures est allé grandissant et finalement, après avoir été dégouté des sciences dures (trop dans la spécificité et trop théoriques à mon goût), je me suis lancé dans l’histoire et l’ethnologie à l’Université de Nanterre.
Ces deux disciplines m’ont appris à m’intéresser aux globalités, aux grandes similitudes plutôt qu’aux dissemblances (qu’on cultive à outrance chez nous) par le biais de l’étude comparée. On m’y a expliqué les grandes lignes de l’histoire européenne, celle des trois religions du livre, les arts africains et précolombiens, les structures sociales de diverses populations humaines réparties dans les époques et les lieux, les liens entre un individu et sa culture, les récits de ces preuves ultimes de l’immense adaptabilité humaine (et animale, mais ça c’est une autre histoire) que sont les « enfants-loups ».
Alors j’ai commencé à dessiner des individus noirs, des pygmées qui chantaient la forêt vierge, parce que j’ai été subjugué (pendant les cours d’art africain) par la manière dont leur art était à l’image de leur vie et de leur environnement. Ces petits hommes chantants avaient souvent les yeux fermés, comme les prisonniers de guerre gravés en bas relief sur les stèles de Palenque. Ce que je veux dire par cette parenthèse, c’est que la pratique artistique ne m’a pas quitté durant cette période. Elle continuait à me représenter dans mon fort intérieur, mes évolutions et mes désirs inavouables… C’était là encore mon exutoire, le domaine de ma plus grande liberté.

Voilà donc où j’en étais à la sortie de mes études : j’avais développé des outils de réflexion, mais aussi défini un peu plus les domaines de mon intérêt : le monde du vivant dans son fonctionnement, aux niveaux de l’humain, de l’animal, du minéral, du matériel comme du non-matériel, à petite et à grande échelle.
Cependant, les deux voies entreprises avaient été un véritable échec. La fac était alors trop théorique pour moi car j’avais besoin de vécu, d’expérience : c’est la conséquence d’avoir été élevé dans le culte de l’expérimentation directe.
A donc suivi une crise d’identité assez destructurante : après le nom de famille est venue se greffer la question de l’homosexualité. Alors que l’effet du nom s’atténuais, je devais encore une fois porter une différence que je ne crois pas avoir choisie sinon dans le fait de l’assumer ; la sensation de marginalisation a été décuplée (j’ai pris conscience bien plus tard que cette marginalisation émanait autant de moi que des autres).
Du coup et depuis longtemps je n’arrivais pas à me sentir français, j’avais le sentiment profond de ne pas avoir d’avenir dans mon pays, et qu’en plus il ne me donnerait pas les clefs pour me développer : des expériences de vie comme autant de réponses pour comprendre et assumer cette chose que j’étais, car alors je ne croyais en rien, je ne savais rien, je ne me sentais rien et ne voyais que ces différences qui me transformaient dans le miroir en un monstre honteux : j’étais un minuscule néant flasque, rayonnant d’une immense détresse.
Heureusement, il y avait au moins une véritable envie : partir voir ailleurs si j’y étais… J’avais d’ailleurs un idéal bien précis qui lui aussi trottait dans ma tête depuis fort longtemps : depuis que je suis tout petit, on décrie dans mon entourage le style de vie occidental pour ses effets sur l’environnement tout en se vautrant dedans : je ne vous raconte même pas l’effet que les scénarios apocalyptiques de la fin du siècle dernier ont eu sur moi (et après on renie ses racines chrétiennes… AH ! L’athéisme extrémiste de la France moderne) ! Je vivais chaque jour en me demandant combien de temps il me restait à vivre avant qu’un astéroïde ne tombe sur la maison où qu’un volcan ne s’élève de son sol… En regardant le dessin animé « Bibi-phoque », je voyais les images de Brigitte Bardot sur la banquise défiler devant mes yeux !
Alors je me demandais « Mais à ce moment-là, pourquoi on ne retourne pas vivre dans les grottes, à seulement chasser, pêcher et cultiver un peu… ». Et puis voyez-vous, j’ai toujours rêvé de porter des vêtements en peau de bêtes !

A ce moment charnière, mes parents étaient partis vivre depuis quelques années en Guyane, un endroit avec une nature intacte et souveraine où vivaient encore des amérindiens dont les mythes, légendes et systèmes rituels me fascinaient ; un des derniers lieux où trouver potentiellement une grotte qui aurait fait l’affaire. Voilà donc comment je suis parti chercher les expériences qui ont ensuite construit et continuent de construire l’homme que j’ai enfin réussi à devenir (là j’aime utiliser l’image de l’imago, à savoir la forme sexuée des papillons, celle qui sort de la chrysalide. Je dis homme parce que l’idée occidentale de l’adulte n’a aucune valeur pour moi).
C’est aussi là-bas que l’art m’est définitivement tombé dessus (comme par hasard !).


Je suis donc arrivé en Guyane en mars 2000, avec l’impression de m’y échouer comme une baleine morte… Et une baleine morte, ça pue énormément ! Rapidement, je me suis engagé dans la vie associative coté Protection de l’Environnement. Au bout d’un an de petits boulots comme guide touristique sur les Marais de Kaw et parallèlement de bénévolat pour l’association Kwata (à suivre les populations de tortues marines pondant sur les plages), j’ai réussi à me faire embaucher par l’association.
Là, tout s’est déclenché, sur deux niveaux.


Je vais passer sur les détails, mais en gros j’étais payé pour passer mes journées seul dans la forêt à identifier les animaux que je rencontrais : ongulés, rongeurs, primates, carnivores, oiseaux, etc. Je restais sur la même zone pendant plusieurs semaines à plusieurs mois, arpentant le même chemin chaque jour à une vitesse constante.
Durant cette période d’ermitage en forêt, je partais pour des séjours de cinq jours à trois semaines à des fréquences très soutenues pendant toute la saison sèche. Là, j’ai d’abord pris conscience que j’étais un être vivant nécessitant toute mon attention : il fallait que je fasse attention à bien manger (car je me dépensais beaucoup), bien boire, à ne pas me perdre dans le bois, à ne pas me tordre une cheville (car en général, j’étais loin de tout système hospitalier), prendre garde aux parasites et mycoses qui pouvaient devenir de véritables calvaires, dormir correctement, et puis me faire des plaisirs de temps en temps aussi, comme dessiner le soir après un bon rhum-cassoulet (chacun son tour bien entendu…) ou écouter de la musique en fumant un bon pétard dans mon hamac (à ce moment-là, fumer n’était pas encore un problème), me balader la nuit pour chercher les traces de félins ou les terriers de tatous, faire de jolies photos… J’ai (enfin) beaucoup appris sur ce qu’est l’autogestion par la base : la prudence pour soi, la prise en charge des besoins vitaux, l’évaluation des dangers, etc... Dans ces conditions, et c’est ce qui m’a sauvé, j’ai (re- ?) trouvé le goût des choses simples ! Par contre, je n’ai pas eu l’idée de me prémunir contre la solitude humaine… J’aimais trop ça.
D’ailleurs, si j’évoluais dans un véritable désert humain, je ne manquais pas pour autant d’individus avec lesquels communiquer (ou pas) : mes compagnons du moment étaient des agoutis (gros rongeurs aux territoires vitaux minuscules), des cariacous (un petit cervidé) ou des tinamous (grosse perdrix de sous-bois) que je retrouvais pratiquement toujours aux mêmes endroits et à la même heure… Des troupes de singes, qui parfois se montraient curieux et s’approchaient quand j’imitais leur cri, parfois s’enfuyait au moindre craquement de feuille morte, parfois étaient agressifs et me jetaient des branches ! Il y avait aussi les grands félins, jaguars et pumas qui me suivaient (juste par curiosité car ces bêtes sont curieuses, pas méchantes) assez régulièrement sans quasiment jamais se faire voir de moi : tout ce que je voyais d’eux était leurs empreintes dans les miennes lorsque je faisais demi-tour pour rejoindre mon campement (si dans ma peinture il y a des empreintes c’est aussi par rapport à ça : l’empreinte est l’indice de présence de ce qu’on n’a pas vu directement). Sur une zone d’ailleurs, je discutais carrément avec un puma par crottes interposées : il faisait toujours ses besoins au même endroit que moi pour me signaler sa présence comme je lui avais poliment (comme quoi la politesse est vraiment là où on la met) signalé la mienne. Et pourtant, je ne l’ai jamais vu. Mais chaque jour je savais qu’il était dans le coin, alors du coup je ne me sentais pas seul.
Tout ceci pour dire que pour la première fois peut-être j’avais fait un réel effort d’intégration à un milieu spécifique (tous les milieux sont spécifiques), et si j’ai parfois eu quelques frayeurs à un moment lorsque je me promenais, j’avais globalement l’impression d’avoir trouvé un « chez moi » et les « miens » dans cette forêt sans hommes…
Cela peut paraitre idyllique comme histoire, et pourtant depuis j’ai compris où était la facilité : dans la forêt et avec ses habitants, il est relativement simple d’assimiler les règles de base de la bonne cohabitation : respect des territoires vitaux, porter une attention particulière aux espèces venimeuses ou potentiellement dangereuse (il suffit de regarder où l’on marche, et ce n’est pas valable que pour les crottes de chiens), etc. Dans ce milieu forestier, les règles sont bien mieux définies que chez nous, où il faudra d’abord réussir à comprendre qui est en face de soi et à partir de là comment réagir. Un grage (serpent qui pique et qui fait très mal) reste un grage, avec des caractéristiques physiques qui sautent aux yeux au premier coup d’œil (averti). Alors qu’un homme dans Paris, c’est parfois compliqué de savoir s’il veut du bien ou s’il veut du mal. Je profite de cette petite parenthèse pour poser qu’aujourd’hui la couleur d’un homme est moins une question de sang que de culture.
En plus de cela, je passais la plupart de mes journées de repos dans le Centre de Soins de l’association, qui recueillait des mammifères sauvages blessés (la plupart du temps des orphelins de la chasse ou des accidents de la route). J’entretenais les cages, je nourrissais les bêtes, et parfois j’élevais les orphelins. Depuis l’adolescence et par l’équitation, j’avais déjà l’idée que le sentiment ou la réflexion n’étaient pas des caractéristiques uniquement humaines, mais bien animales… Lorsque je me suis occupé de bébés singes-orphelins, alors j’ai été définitivement convaincu que l’amour n’était pas l’apanage de l’humain, ni la peine, ni la haine… Ni même la capacité d’apprentissage. Par là, je veux dire que c’est dans la confrontation au monde animal, et en prenant conscience de ma nature profondément animale que j’ai enfin trouvé l’humanité en moi, là où la confrontation avec l’humain-même avait échoué mille fois. Cette identité débarrassée de la hiérarchisation chère aux blancs est ma plus grande force je crois, et surtout elle m’a conduit à la suite, car pour le coup les hommes ne me manquaient pas du tout pendant ce temps-là… Or la solitude humaine est allée grandissante, et m’a mené à une période courte mais qui m’a vraiment beaucoup marqué, parce que c’est ce moment précis où tout a basculé au niveau de mon esprit (par esprit j’entends la partie immatérielle, non-organique, la chose de moi (de vous, de chaque chose qui vit, et même de chaque chose qui ne vit pas, mais ça c’est une autre histoire) qui quand elle quittera mon corps fera qu’on dira que je suis mort. Le constituant basique de mon être, la source de mes pensées, la chose dont beaucoup des gens de mon sang -mais pas de ma culture- ont peur alors que personne ne peut définitivement la nier, même le plus extrémiste des cartésiens rationalistes.

Affaire à suivre.

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