Je travaillais alors dans une zone difficile à vivre : des méandres d’eaux saumâtres avec un labyrinthe de terres émergées truffées de moustiques et de palétuviers où la marée avait la mauvaise conséquence d’empêcher les eaux de se renouveler.
On appelle cet endroit charmant les « Marais de Coswine ». J’étais à quatre heures de voiture de chez moi plus une heure de pirogue, complètement seul avec pour unique abri une pauvre bâche de 2x2m tendue au dessus de mon hamac… La zone était retirée, mais pourtant très chassée, ce qui fait que je ne voyais que peu d’animaux (ou même d’hommes) et que donc je m’ennuyais beaucoup.
C’était à la fin de ma première saison de prospection et j’avais perdu dix kilos à cavaler partout dans le bois et à me nourrir de boites de conserve (quand on travaille dans l’environnement, interdit de chasser et même de pêcher). Je n’avais pas su gérer mon enthousiasme : ayant beaucoup donné sur le plan physique j’étais totalement sur les rotules, ce qui était entièrement de ma faute (j’ai laissé ma motivation prendre le dessus sur ma santé, trop grisé que j’étais par toutes les découvertes fascinantes que je faisais sur le fonctionnement de la vie). Depuis plusieurs mois je ne parlais pratiquement plus à cause de la solitude : je croisais parfois mon patron ou mes parents une journée de semaine, rarement plus, souvent moins. Je me lavais avec une eau croupie et stagnante qui faisait fleurir les mycoses, m’arrachais des tiques de la peau tous les soirs, me faisais harceler par les moustiques qui réussissaient même à entrer sous la moustiquaire, et pour couronner le tout la nuit je crevais de chaud, emmitouflé dans mon duvet qui était le seul tissu dont l’épaisseur pouvait me protéger de leurs aiguillons. Ma peau était douleur physique, j’en suis arrivé là. Mon enveloppe était douleur, elle se décomposait devant mes yeux et c’était vraiment immonde à supporter…
Mais comme si ça ne suffisait pas, une fois je me suis fait attaquer par un essaim de guêpes que je n’avais pas remarqué et ai passé une heure à lutter contre l’évanouissement, adossé à un tronc au milieu de nulle part avec une main-œdème qui avait triplé de volume ; quelques jours avant, je m’étais fait braquer tout au bout de mon chemin d’étude par un braconnier (sans doute surinamais puisqu’il ne parlait que le taki-taki, dialecte du pays que malheureusement je ne fais que vaguement baragouiner) qui devait me prendre pour un garde de l’ONCFS (Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage qui lutte contre le braconnage) et s’est mis à paniquer devant mon total look kaki ! Pour tout ça j’étais seul, seul face à de vrais dangers qui heureusement n’ont pas eu de conséquence pour moi.
Alors, il s’est mis à pleuvoir. Il a plu pendant trois jours. Et comme je ne travaillais pas quand il pleuvait (les animaux bougent peu et la pluie couvre leur bruits. Là-bas on fonctionne plus à l’oreille qu’aux yeux pour l’observation naturaliste), j’ai passé ces trois jours dans mon hamac.
Je viens de prendre le temps d’expliquer tout le contexte pour que vous puissiez bien imaginer mon état à ce moment, j’étais vraiment à bout, au bout de la passivité : et là je me retrouvais seul avec cette pluie qui pénètre partout, la peau déjà ravagée, les vêtements, le duvet qui prenait une odeur de fauve insupportable.
Je n’ai pas bougé de mon hamac pendant tout ce temps, sauf pour boire ou faire mes besoins. Je n’ai pas mangé, et même ce qui m’a le plus marqué, c’est que j’en suis arrivé à un tel point d’ennui et de fatigue du corps que j’ai fini par ne plus penser du tout. Il ne m’est jamais arrivé, ni avant ni après, de rester aussi longtemps sans penser, même juste à ce que je vais manger ou au temps qu’il fait. Rien.
C’est un moment où j’ai ressenti trois sentiments très forts, presque purs, enfin c’est comme ça que je les ai ressenti parce qu’ils m’ont empêché de bouger ou de penser ces trois longs jours durant :
Il y a eu la solitude la plus immense que je n’ai jamais éprouvée parce qu’il n’y avait pas d’homme, pas d’animaux, juste une petite souris qui avait son terrier sous mon hamac et venait grignoter des miettes durant la nuit. Mais très farouche elle s’enfuyait dès que j’allumais ma lampe de poche… Je ne l’ai jamais vue pendant ces trois jours.
Il y a aussi eu l’abandon : je n’ai eu aucun moyen d’influer sur ce qui se produisait en mon sein, de la même façon qu’on ne peut empêcher le flux d’hormones qui vers douze ans fait apparaitre cet étrange poil pubien sur le désert imberbe de la peau d’enfant… Alors je n’ai pas essayé de résister contre « ça ».
Et parallèlement c’est le moment où je me suis le plus senti comme partie intégrante de la forêt : comme son sol, j’étais lessivé par la pluie et puis j’avais l’inertie d’une plante verte. J’étais fondu dans la forêt et la forêt était fondue en moi.
J’ai vraiment beaucoup de mal à mettre des mots sur cet évènement, parce qu’en fait il n’y a que des images pour permettre de relater cette abstraction, et personnellement les images je préfère les dessiner que de les parler. Et puis ce qui s’est passé c’est mon trésor, intime et inviolable ; la base que j’étais parti chercher, et que j’ai finalement trouvé au bout d’un cheminement long et laborieux.
J’avais donc vécu ce moment, mais vivre une expérience quelle qu’elle soit ne porte à conséquence que si elle est assimilée par celui ou celle qui l’a vécu, sinon elle reste « à l’extérieur » de lui ou d’elle. Pour ce qui me concerne, c’est par l’art l’intégration de l’évènement s’est faite…
Je travaillais donc comme salarié dans une association de protection de l’environnement. J’ai rapidement été immergé dans un réseau assez dense et communautaire. Les personnes que je croisais savaient alors que je dessinais les animaux d’une manière à peu près correcte, notamment Maël Dewinter qui était (et est toujours) le conservateur de la Réserve de la Trinité pour L’ONF et un illustrateur naturaliste efficace.
Lorsque je l’ai rencontré, il travaillait sur les dessins d’un livre portant sur les oiseaux de Guyane. Le projet était porté par une association (le GEPOG) et j’ai rapidement fini par en rencontré le président avec pour seul atout un book rempli d’une poignée de dessins de l’époque, qui avaient tous la particularité de ne pas être achevés… Allez savoir par quel miracle Paul Siffert m’a donné ma chance et m’a laissé faire un essai. Allez savoir par quel miracle il a attendu avec patience la douzième version d’un dessin (de bécasseau sanderling, je m’en souviens très bien) avant d’être satisfait de mon travail et de m’engager parmi les illustrateurs du livre. J’ai alors ouvert une structure, que je gérais en parallèle de mon emploi de salarié.
Depuis je continue d’illustrer, avec une prédilection pour les ouvrages d’éducation à l’environnement destinés aux enfants et pour les contes et légendes des divers groupes ethniques de Guyane et du Brésil.
Ainsi, et alors même que j’avais complètement perdu de vue l’idée de vivre d’un quelconque art, l’illustration m’est tombée dessus, et surtout pour la première fois je me suis donné les moyens de ce que je voulais. Mon travail de salarié était très prenant (dans les associations, il y a souvent cette idée que les salariés doivent aussi faire du bénévolat pour montrer l’exemple aux adhérents) mais pourtant je me suis rajouté un contrat avec beaucoup de dessins à faire. Je travaillais donc beaucoup, soirs et week-ends compris. Mes parents l’ont vu et je crois qu’ils ont été tout autant surpris que soulagé de me voir ainsi motivé ! Tout cela pour dire que sans l’illustration je n’aurai peut-être pas eu l’impulsion qui m’a ramené jusqu’à l’Université, et mes parents n’auraient sans doute pas accepté de subventionner mes études comme ils le font actuellement…
Depuis plusieurs années j’avais abandonné les crayons pour l’appareil photo, à ce moment-là je me suis remis petit à petit au dessin et à la sculpture « personnels », à cet espace de récréation que l’illustration ne pouvait me donner : les aquarelles d’oiseaux m’ont plutôt apporté la discipline que le divertissement et le soulagement.
Cela a surtout été vrai après l’évènement dont j’ai parlé plus haut : j’ai notamment beaucoup modelé sur des argiles amérindiennes, des espèces de personnages-photophores en pleine désagrégation, avec la lumière de bougies s’échappant par les failles… J’ai pu dans ces moments d’argile retrouver une certaine détente qui passe par la décrispation des doigts, chose que je faisais plus jeune pour me défouler.
Parfois, je prenais aussi du temps pour m’échapper plusieurs jours dans le plus grand secret, la plupart du temps je partais dans le dispensaire qu’un prêtre tenait sur une piste vers la frontière du Surinam. C’était un endroit calme, où vivaient beaucoup des jeunes amérindiens descendus du haut Maroni (le fleuve frontalier) pour suivre leur scolarité, à partir du collège le plus souvent. J’aimais cet endroit parce que la porte m’était toujours ouverte, personne ne m’y aurait jamais cherché, et puis le frère François ne me posait jamais de question, il se moquait de savoir si j’étais croyant ou non, il écoutait juste si éventuellement j’avais quelque chose à dire… Ce qui en fait était très rare, parce que j’allais là-bas pour me planquer, pour ne pas parler.
Je passais mon temps sur des argiles, ou bien le soir des jeunes indiens venaient sous mon carbet pour que je leur dessine un portrait à la lumière des bougies.
J’adorais ça parce qu’ils ne parlaient pas, ne bougeaient pas, nos échanges étaient juste au niveau du regard… Et ce qui me captivait par-dessus tout c’est que leurs yeux étaient tellement noirs qu’en les regardant on avait l’impression d’être happé par une gigantesque pupille… Ca donne à leurs regards quelque chose de très profond, de très apaisant…
Au bout de quelques temps, le conte de fée du travail dans l’environnement s’est effrité : trop de politique, trop de guéguerres pour des gloires personnelles… Et puis sans études on me négligeait. C’est dommage, car grâce à la bienveillance et à la bonne pédagogie de mon patron (Benoit de Thoisy, l’un des trop rares chercheurs à ne pas étudier la forêt de Guyane comme si c’était une annexe du bois de Vincennes) j’avais acquis de bonnes méthodes de travail…
Mais entre autres raisons, la solitude qui au début me grisait à ce moment me pesait lourdement… J’avais besoin de retrouver mes pairs car le grand enseignement que j’ai tiré de cette vie d’ermite est que quoi que je fasse et aussi déplaisants pouvaient-ils me paraitre par certains aspects, je ne pouvais vivre sans « les autres ». Alors j’ai décidé de rentrer en métropole, histoire d’essayer de me construire (enfin) un avenir.
Pour la voie à envisager, j’avais mon idée : par le biais de l’illustration l’art était revenu à moi. Et cette fois-ci j’étais bien décidé à le garder à mes cotés ! J’ai donc pris l’avion en avril 2003 avec mes dessins et mes sculptures sous le bras.
A suivre...
L'art et le religieux dans ma pratique. EPISODE 3.
La suite, encooooore !
1 De Marie -
Tes ailes de géant te feront envoler. En te lisant j'ai le panorama des galeries. Le maître-mot : VOIR. On peut regarder sans jamais rien voir, tout comme on peut lire sans jamais comprendre. Un réel talent de conteur. Je reste suspendue au fil de ta plume, j'attends pour la suite.
2 De Jules -
Marie : moi aussi j'attends pour la suite... La rédaction est laborieuse ;-)