Elle a commencé à exposer aux Etats-Unis dans des collectifs dès le début des années 80, et depuis certaines de ses œuvres sont entrées dans des musées prestigieux des Amériques ou d’Europe. En janvier dernier, le Whitney Museum de New York lui a consacré une exposition, rétrospective de son travail de plasticienne : A Gathering, 1980-2005. C’est en allant visiter les collections d’art contemporain du Musée que j’ai découvert par hasard l’œuvre monumentale de cette artiste.
J’ai passé beaucoup de temps devant ses pièces, venant devant l’une, passant devant l’autre, revenant sur la première. Il y avait là une grande diversité de travaux dans les tailles, les médiums, les procédés et les figures représentées. Pourtant, tout ceci fonctionnait comme un grand ensemble… Et surtout, j’étais médusé par la poésie qui émanait de chaque œuvre : les yeux de verre de Lilith qui semblent plonger au fond des vôtres si vous la regardez bien de face, les membres de la Nuit liés au ciel par des cordes d’étoiles ; ou encore cette femme magistrale qui semble naitre des entrailles du loup mythique du Petit Chaperon rouge…
Les œuvres de Kiki Smith m’ont vraiment profondément touché, et j’ai immédiatement acheté le catalogue en espérant pouvoir comprendre, un jour peut-être, comment ce travail a pu autant résonner en moi… J’achète assez souvent des catalogues, mais celui-ci est bien le premier à s’user aussi vite ! Ce qui reflète l’intérêt qu’on suscité chez moi toutes ces empreintes.
Je profite donc du sujet de votre cours pour tenter d’appréhender le travail de Smith ; et pour une fois, vraiment, essayer de comprendre comment sa forme sert son fond. J’espère ainsi pouvoir identifier la source des effets de ses œuvres, et aussi leur fonction en tant qu’objets publics…
Pour cela, je vais m’intéresser à la perspective chez Kiki Smith, puis à son rapport au corps, pour terminer sur la place d’intermédiaires que les machines et outils jouent dans ses procédures de création.
La perspective, c’est une question d’espace et de point de vue. Je vais donc dans ce premier temps essayer de déterminer l’espace que Kiki Smith offre aux spectateurs de ses œuvres en me penchant sur plusieurs de leurs caractéristiques.
Lors d’un entretien avec Valérie Da Costa pour le magazine Particules d’octobre 2006, l’artiste a ainsi parlé de ses processus de création : « J’utilise beaucoup la gravure et le dessin. (…) C’est la base de mon travail. Pour beaucoup de sculptures, je commence en premier lieu par faire une gravure, un dessin, sans que cela soit forcément une esquisse ». Puisque le dessin est la base du travail de Kiki Smith, je vais aborder la problématique de la perspective dans ses œuvres en m’intéressant d’abord à ses productions graphiques, notamment les représentations figuratives d’hommes et d’animaux. Ces dessins présentent en effet des singularités que l’on pourra ensuite retrouver dans le reste de l’œuvre de l’artiste, dont ses objets tridimensionnels.
En regardant ces dessins, on s’aperçoit assez rapidement qu’ils ne proposent que peu de paysages, et absolument aucun élément d’architecture pour intégrer les figures dans un environnement matériel.

Nature doesn’t care if you become fly food ("La nature se fiche que tu deviennes de la bouffe pour les mouches")( préparez vous à mes traductions-maison !), une aquarelle de 1981, est l’un des rares travaux dans lequel on peut voir quelque chose qui pourrait être de l’ordre du paysage. Or, la présentation de l’espace y est assez trouble…Il y a là une ligne séparant un espace rouge d’un espace bleu, mais cette frontière est difficile à identifier clairement.
A première vue, il semblerait que la ligne soit celle d’un horizon séparant un ciel (le bleu en haut), d’une terre (le rouge en bas). Cette impression d’horizon est déjà une question de répartition de couleurs choisies, mais elle est aussi due aux motifs blancs formant les contours de deux branches feuillues dans les tiers inférieur et supérieurs de l’image. D’abord leurs orientations appuient l’identification du haut de l’image à un ciel et le bas à la terre, peut-être une montagne. Et puis le motif de la branche supérieure passant du rouge au bleu donne l’impression d’un premier plan et crée la profondeur dans l’image. On a donc une verticalité, une horizontalité et une profondeur, donc une perspective pourrait-on croire…
Or, si l’on regarde les silhouettes humaines et celles des insectes dans leurs formes et leurs proportions, il y a plusieurs problèmes. D’abord les hommes et les insectes ont l’air d’être à la même échelle, ce qui commence à troubler les repères spatiaux du dessin puisque les deux plans de la terre (où gisent les hommes) et des branches (où se trouvent les insectes) se confondent. Cette confusion est surtout due aux mots du haut de l’image selon lesquels les mouches sont censées manger les cadavres, donc être à leur contact physique direct (il est d’ailleurs à remarquer que les titres de ses œuvres influent souvent les espaces qu’ils nomment…). Ensuite, les silhouettes d’hommes dans leurs proportions ne respectent pas la profondeur de l’image : si le rouge est une montagne, alors l’homme le plus proche de la ligne est censé être plus loin du spectateur et donc plus petit que celui qui est en bas de l’image… Pourtant, ils ont les mêmes proportions ! A cela s’ajoute le fait que les corps humains ne respectent pas l’horizontalité et la verticalité de la perspective du paysage par leur position dans l’espace du dessin : la silhouette du haut a la tête en bas… Et pour finir, il n’y a aucun raccourci dans la représentation des corps.
Du coup lors qu’on regarde les insectes et les hommes, on a cette impression que le haut de l’image est devant elle (du coté du spectateur) et le bas derrière : là où la ligne et les motifs de branches proposent une image latérale, les animaux donnent l’impression d’une vue d’avion.
Ainsi dans ce dessin, verticalité et horizontalité se confondent. Le spectateur ne sais pas où il est exactement, et la profondeur devient alors une dimension très étrange. Le lieu de l’œuvre n’est donc pas vraiment un paysage terrestre, ou du moins pas celui d’une réalité matérielle. Voici une première caractéristique de l’œuvre de l’artiste que je vais maintenant essayer d’identifier dans le reste de ses travaux.
Dans les quelques autres dessins présentant un semblant de paysage, on retrouve cette terre en forme de montagne et/ou une certaine confusion entre vision latérale et vue de dessus : dans Come away from her, la jeune fille est vue de coté, alors que le groupe d’animaux noirs de la partie supérieure droite de l’image semblent vus d’en haut.

Come Away from Her (after Lewis Carroll), 2003, gravure et rehauts d’aquarelle, 128x188 cm
Pour le reste des dessins de Kiki Smith, il n’y a tout simplement pas de paysage : et là se présentent deux cas de figures.
- Dans le premier, les personnages sont posés sur des fonds unis, le plus souvent des blancs, des beiges ou des noirs. Pourtant, la confusion des dimensions verticales et horizontales citée plus haut est encore présente, mais cette fois-ci directement dans la représentation des figures. Je pense là à trois œuvres bien précises : Pieta, réalisé en 1999, Carrier (Standing Woman Carrying Wolf) réalisé en 2004 et Ginzer, réalisé en 2000. Sur ces trois œuvres, on se retrouve avec des corps qui semblent en apesanteur :

Pieta (détail de l'oeuvre), 1999, lithographie sur papier népalais, 233x334cm.
Pour Pieta (ci-dessus), la perspective est frontale et le regard du spectateur est à hauteur de la figure : il n’y a ni vue plongeante, ni contre- plongé… Mais les pieds de la femme sont plus bas que les pieds de la chaise et en position étirée. Dans cette représentation il n’y a donc pas de sol sous les pieds, que ce soient ceux de la femme ou ceux de la chaise… Si ce n’est éventuellement cette bande noire, en bas de l’œuvre, qui n’a sans doute pas été mise là par hasard !

Carrier (Standing Woman Carrying Wolf), 2004, collage et encre sur papier népalais. Dimensions variable, hauteur environnant les 200cm.

La figure de Carrier (ci-dessus) présente la même position dérangeante : cette femme a l’air debout, mais ses pieds flottent dans le vide. Quant au chat de Ginzer (ci-dessous), c’est tout son corps qui semble léviter dans l’espace du papier sur lequel Kiki Smith l’a dessiné.

Ginzer, 2000, eau-forte, aquatinte, pointe sèche sur papier, 52x78cm
L’équivalent en sculpture de cet effet d’apesanteur se trouvera dans egg, une pièce de verre réalisée en 2000 représentant le contenu d’un œuf sans une éventuelle coquille pour le contenir ; dans Lilith, un bronze où le haut et le bas ont été complètement inversés ; ou encore The Virgin Mary de 1990, une pièce de papier et de tissu tenue à la verticale par des fils de nylon presque invisibles à l’œil du spectateur. Comme les dessins sont réalisés sur des fonds unis, les sculptures sont mises en place devant des murs blancs, en tout cas c’était la volonté de l’artiste pour son exposition A Gathering.

Egg, 2000, verre, 10x17x10cm

Lilith, 1994. Bronze et verre, 83x69x48cm

Virgin Mary, 1990, papier gampi, 365x76x127cm.
- Dans le deuxième cas, il y a fragmentation ou multiplication d’un motif puis variation. Il s’agit là d’une deuxième caractéristique du travail de Kiki Smith déclinée en dessins, montages photographiques, vidéos, installations ou sculptures (ci-après). Dans Untitled (Nest Trees), l’arbre élément classique de paysage est découpé en motif puis répété.

Untitled (Nest Trees), 1997, montage photographique, 50x55cm

Still from Night Wolf, 1999, animation digitale, VHS

Flock, 1999, bronze, 213 unités, dimensions de l’installation variable

All souls, 1998, assemblage de 36 gravures sur papier Thaï, 181x460cm

A man, 1990, assemblage de photolithographies et encre sur papier gampi, 198x508cm

Yellow Moon, 1998, gravure sur verre et plexiglass, 50 unités, 172x411cm

Sector, 1995, impressions sur papier népalais, 345x543cm
Ici, en plus de leur espace, c’est le temps des œuvres qui est crypté par la variation : quand on regarde Still from Night Wolf (ci-dessus), on ne peut pas fixer l’objet représenté à un moment précis, puisque justement il est représenté narrativement à différents instants, dans le mouvement. L’espace de Kiki Smith a donc aussi quelque chose de l’ordre de l’intemporel.
La troisième caractéristique du travail de l’artiste m’est apparue dans l’œuvre de l’exposition A Gathring qui m’a le plus marqué : My Blue Lake (ci-dessous, photogravure et lithographie sur papier de 108x135cm, 1995).

Cet autoportrait est « presque » une anamorphose, comme les dessins cités plus haut sont « presque » des perspectives : il y a cette impression que chaque point du visage, de la gorge, des épaules et du haut du dos est à égale distance de l’œil de l’observateur, sauf pour le nez, la bouche et les oreilles qui ont gardé leurs volumes – sans doute pour que l’identification de ce corps par le spectateur soit préservée.
Devant l’image, j’ai eu l’impression que l’enveloppe d’une Kiki Smith dépecée mais bien vivante devenait une voute, ou bien une sorte de deuxième peau qui en se collant à la mienne pourrait transformer nos extérieurs respectifs en l’intérieur de l’autre.
Cette anamorphose me semble être un pont entre l’univers intérieur de l’artiste et celui de ses spectateurs, comme peuvent l’être les temples dans certains systèmes de croyance : les églises pour les chrétiens, les mosquées pour les musulmans, les temples bouddhistes, etc. Dans cette œuvre, l’espace est le lieu de quelque chose qui n’est plus une question d’extérieur et d’intérieur : là ce sont les frontières qui sautent. La peau est perméable, c’est une vue de l’esprit, il n’y a plus de limite avec le corps. L’espace de Kiki Smith apparait alors infini comme on peut le sentir dans le deuxième exemple que voici :
Dans Why I Know I’m Here (ci-dessous) il n’y a ni espace, ni temporalité bien définis, et les frontières du vivant sont abolies. Tout flotte, tout bouge : la terre et le ciel, le dessus et le dessous, l’intérieur et l’extérieur se confondent comme dans les images des aborigènes d’Australie.

How I Know I’m Here, 1985-2000.

Dessin aborigène.
Tout ceci me fait donc dire que l’œuvre de Smith ne traite définitivement pas de visions terrestres… L’espace de ses productions est immatériel, intemporel et infini, l’infiniment grand et l’infiniment petit s’y confondent…

All creatures great and small, 1997, néons, 16x238x5cm

Lucy’s Daughters, 1990 cent pièces de tissu de 15 à 20cm de hauteur

Veins and Arteries, 1989, lin teint à la main, 580x120cm
Cet espace informe est de l’ordre du Dream Time des aborigènes d’Australie, ou de ce que François Jullien définit dans son livre La Grande Image n’a pas de forme. Appliqué à la figuration de corps, il me semble être construit de la même façon que les enluminures des Livres des Heures du Moyen-âge qui ont été une des premières influences artistiques de l’artiste.
J’ai trouvé sur la page du site internet du Moma présentant les travaux de Kiki Smith une citation de l’artiste qui en dit long sur le sujet de son travail et la façon dont son traitement de l’image peut le servir, dans la répétition et la variation notamment :
« Prints mimic what we are as humans : we are all the same and yet we are all different. I also think there is a spiritual power in repetition, a devotional quality, like saying rosaries. »
Traduction-maison: « Les empreintes imitent ce que nous sommes en tant qu’humains : nous sommes tous semblables et pourtant chacun est différent. Je pense aussi que la répétition a un pouvoir spirituel, une capacité de dévotion comme le fait de dire des incantations ». Les perspectives étranges de Kiki Smith sont donc au service du domaine du mythe, le lien entre un esprit et ce corps qui semble être la plus grande et la plus noble des obsessions de l’artiste.
1 De Marie -
Le premier dessin est une réalisation enfantine, je dirais 6-7 ans en province, à Paris ils sont plus précoces.
Bel exposé.
2 De Marie -
Au passage, je n'ai pas vu la chaise ... faut pas m'en vouloir, je fatigue à cette heure-ci.
3 De Lecapitan -
Marie : tout le savoir faire de l'adulte de retrouver sa peau d'enfant...
4 De Jules -
Marie : la chaise est sous la femme ! Bon, je te l'accorde les images ne sont pas forcément terrible : je n'ai que le catalogue, et j'ai du mal à en faire des photos correctes...
Quand au premier dessin, ça fait sans doute enfantin... Mais pour la perspective, il est intéressant : il y a tout ce qui va caractériser la suite !
5 De Marie -
Encore bien que le joli monsieur n'a pas écrit sa peau d'âne ... j'ai pris comme un compliment parce que je serai toujours un enfant dans ma tête
Tu sais je ne critique rien et suis toujours curieuse :-)
6 De Nelson -
"Saying rosaries", c'est plutôt "égrainer des chapelets". Je me permets, parce que ça ne crée pas la même atmosphère (à moins que tu l'aies fait exprès). A l'occasion, je te ferai un cours sur l'influence de la religion dans le vocabulaire américain. :)
7 De Jules -
Marie : rhooo, je te taquine parce que je ne prend même pas le temps de répondre à tes mails et que du coup je confond les priorités... Pas très fin mais je crois que je vais finir par être connu pour mes gros sabots !
Nelson : merci pour la traduction : je savais que rosaries c'était chapelet, mais je n'arrivais pas à trouver le mot pour parler de la répétion (égrainer)... Parce que "dire des chapelets"...
Bref, je suis preneur pour l'influence de la religion dans le vocabulaire américain ! Ca m'aidera très certainement pour mes autres "traductions-maison". ;-)