
Untitled (Winterscape), 1997. montage photographique, 50x70 cm
J’ajouterai qu’avec les repères troublés de leurs espaces, les œuvres ne me semblent pas traiter d’une seule de ces catégories à la fois. Je vais maintenant essayer de dégager comment cette confusion des repères appliqué à la représentation des corps interroge les mythes et leurs héros.
Je voudrais d’abord me pencher sur une première série de travaux qui à mon avis proposent l’idée d’un esprit qui aurait des étapes de développement équivalentes à celles que le corps physique subit physiologiquement, dans la puberté pour tous les humains, ou la grossesse chez la femme pour donner quelques exemples. Voici donc plusieurs sculptures qui sont des moulages de formes humaines, empreintes de modèles vivants et/ou créations de l’esprit à partir de modèles imaginaires.

Revelation, 1994, encre sur papier népalais et moulage de papier-mâché, échelle humaine
Revelation est un moule en papier-mâché. Dans ses dimensions et ses proportions, il donne l’impression d’avoir été réalisé en prenant les contours d’un véritable corps vivant -celui d’une femme adulte- ce qui a très certainement été le cas. Après que le papier ait fini de séché, le moule a été désolidarisé de son modèle avec le souci manifeste d’éviter toute trace visible du passage de cette étape, comme d’éventuelles déformations ou déchirements. Il est donc intact et on ne peut absolument pas voir son intérieur de quelque point de vue que ce soit, contrairement à d’autres œuvres utilisant le même procédé comme les Untitled de 1988, 1989 et 1990, From Heart to hand, ou Hard soft bodies (ci-dessous) : dans ces pièces, les moules sont délibérément présentés vidés de leur modèle, car déformés et déchirés, avec un intérieur apparent.

Untitled, 1988, 121x96x17cm

Untitled, 1989, 11x15x22cm

Untitled, 1990, 50x45x45cm
Moulages de papier gampi, avec encre pour la pièce de 1988

From Heart to hand, 1989, moulage de papier gampi et encre, 78x71x12cm

Hard soft bodies, 1992, papier-mâché, 200x114x20cm
Il se trouve qu’à l’exposition A Gathering, ces différentes œuvres étaient visibles en simultané. Alors après être passé devant les peaux vides des untitled, lorsque je suis arrivé devant Revelation, j’ai eu l’impression qu’il y avait un véritable corps humain à l’intérieur de la coque, un être plongé dans un état horizontal d’inconscience, celui du sommeil ou de la régénération.
Le moule est devenu la métaphore d’une chrysalide protégeant un corps-esprit lépidoptère en pleine mutation… Et la barrière de papier népalais, enrubanné autour de la nymphe mystérieuse et couvert d’écriture s’est transformé en une autre métaphore, celle du cocon.
Après le choc (vous avez pu lire le rapport que j’aime établir entre la maturation d’un esprit et les étapes de développement chez le papillon) je suis retourné devant les untitled et alors j’ai vu des métaphores de chrysalides vides : les corps-esprits qui y avaient séjourné avaient terminé leurs transformations.
Ainsi, j’ai retrouvé dans ces quelques œuvres une histoire qui m’était chère et que je représentais régulièrement depuis quelques temps. Mais à ce moment, je ne pouvais aller plus loin dans ma réflexion. Aujourd’hui, après avoir commencé à dégager laborieusement certaines choses par le biais du projet d’orientation de L3, je peux poser certaines choses : la première est que le travail de Kiki Smith est profondément autobiographique, la deuxième est qu’il me parait être le lien entre son corps et son esprit, comme je crois que ça l’est pour moi et à mon humble échelle. A ce sujet, voici une autre citation de l’artiste provenant du site internet du Moma :
« … I’m starting to use myself. Maybe because prints are this other world –they’re a secret entrance into using myself as a subject… I’ve been much more self-revealing in doing prints. »
Traduction-maison : « je commence à m’utiliser moi-même. Peut-être parce que les empreintes sont cet autre monde – elles sont une entrée secrète dans le fait de m’utiliser moi-même comme sujet… C’est en faisant des empreintes que je me suis le plus révélée à moi-même. »
Cette idée d’autorévélation par l’art est aussi proche des propos de Zeyno Arcan dans son mémoire De la notion de « vie » dans la danse expressionniste de Mary Wigman à la recherche des « signes de vie » dans mon travail pictural. Elle s’y appui sur les réflexions de Paul Diel qui a écrit sur le symbolisme dans les mythologies, et notamment sur celui de la Résurrection.
Depuis l’année dernière, lorsque vous avez expliqué que dans les vanités peintes dans la Hollande du XVIIe siècle les papillons symbolisaient la Résurrection du Christ, j’ai commencé à tiquer sur mon parallèle entre l’esprit et l’image de la Chrysalide… Et puis il n’y a pas longtemps j’ai enfin appris que le substantif du verbe assumer n’est pas assumance (ce mot n’existe pas), mais assomption. Cette clé me manquait pour pouvoir trouver quel était le fond commun entre Le Mythe porteur de la religion Catholique et ma petite Histoire du fond du bois…
En tout cas, je peux dire dans le cadre de ce dossier que le mythe de la Résurrection et les images de chrysalides de Kiki Smith ont le même fond et c’est ce fond commun que l’artiste interroge. Lilith ou les Virgin Mary sont autant de questionnement sur ces grandes images que cachent les mythes, mais aussi autant de propositions d’une mythologie moderne.
Je pense aussi à la vue de ces œuvres que Kiki Smith a réalisé sa propre assomption : à un moment antérieur à 1989 (peut-être la mort de son père qui je vois dans Untitled de 1988), elle s’est définitivement mise à assumer pleinement ses ressemblances et ses dissemblances d’avec les autres corps-esprits du monde dans lequel elle évolue, ceux qu’elle a travaillés par la suite dans la variation (voir la série sur la variation de l'épisode 1).
Cela a donné à une nouvelle naissance, mais qu’est-ce qui est né ? Peut-être simplement un autre point de vue, car en fait ce n’est pas le monde qui change dans ce cas de figure, mais bien la façon dont il est perçu par son observateur… Je pense d’ailleurs que les caractéristiques de l’espace des œuvres de l’artiste sont une conséquence de ce point de vue particulier, consécutif à une mutation spirituelle. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est de trouver ce qui a généré cette mutation, le domaine de son émergence. Pour cela, je vais essayer de comprendre dans quel sens le point de vue de Kiki Smith a évolué. Et si son histoire est perceptible dans celle de son œuvre (qui en est le reflet, comme un miroir), c’est en l’étudiant dans sa chronologie et dans le rapport de l’artiste au corps que devrait m’arriver la réponse que je cherche.
Pour commencer cette recherche, je vais me baser sur l’interview faite par Valérie Da Costa fin 2006.
« J’ai choisi le corps comme sujet, pas consciemment, mais parce que c’est une forme que nous partageons tous, c’est une chose dont tout le monde a sa propre expérience »
Au début de sa carrière Kiki Smith interrogeait le corps dans ses fragments (le plus souvent interne, à l’échelle de la cellule, puis de l’organe).

Untitled (Heart), 1986, plâtre et feuilles d’argent, 12x10x7cm
Elle a ensuite travaillé sur les liens entre l’intérieur et l’extérieur de ce corps pendant une dizaine d’année, de 1983 à 1993, par l’intermédiaire des fluides corporels. Là quelque chose a changé : la journaliste a soulevé cette progression dans son interview en parlant du couple de l’œuvre Untitled de 1990 et de Pee Body :
« Au début des années 80, vous avez commencé à travailler sur le fragment corporel, puis, progressivement, vous en êtes venue au corps entier (…). Vous êtes passée de l’utilisation des fluides à leur citation, puis à leur représentation »

Untitled, 1987-1990, 12 jarres de verre52x29cm de diamètre chacune

Untitled, 1990, cire sur socles en métal. 198x181x54cm
C’est par le travail sur les fluides corporels que Kiki Smith est passé d’une conception du corps comme assemblage de fragments organiques à celle d’une entité unitaire… Ensuite, avec le passage à la représentation des fluides par ses fameuses perles de verre, Kiki Smith a continué à étendre le champ de son Corps.

Pee body, 1992, cire et perles de verre. 68x71x71cm
Je n’ai pas vu Pee body à l’exposition A Gathring, cependant il y avait une pièce du même type qui m’a elle aussi particulièrement touché : Untitled III (Upside-Down Body with Beads) :

Untitled III (Upside-Down Body with Beads), 1993. Bronze, perles de verres, dimensions de l’installation de fils aléatoires
Les perles de verres symbolisent des sortes de liens invisibles, qui à partir de là s’étendent de façon tentaculaire, et en 1994, ces liens trouvent un support de connexion :
Alors émergent deux choses dans le travail de l’artiste : le sujet de la variation du Corps qui ne concernent plus uniquement l’homme, mais aussi les animaux, les végétaux, les paysages de la terre et les objets célestes ; et puis aussi un phénomène d’hybridation entre le corps humain et ces différentes échelles corporelles :

Dowry Cloth, 1990, assemblage de cheveux humains et de laine de mouton tissés, 274x274cm

Born, 2002, bronze, 99x256x61cm

Rapture, 2001, bronze, 170x157x66cm

Nuit, 1993, aluminium, bronze et mohair, dimensions de l’installation variables
La perception du corps (de son propre corps comme celui des autres) par Kiki Smith est allée en s’étendant de plus en plus au monde qui l’entourait, commençant dans l’infiniment petit de ses cellules, puis passant par les organes, le corps entier, le règne du vivant, le monde terrestre et finalement l’espace extra-terrestre. C’est cette ouverture d’esprit, cette ingestion grandissante des différentes échelles par son espace mythique qui a mené aux différentes étapes de mutation du regard de Kiki Smith.
J’ai aussi utilisé dans mon projet tutoré l’image de l’arbre pour présenter la croissance de mon être intérieur, avec des racines qui s’étendent au sol (la terre des ancêtres) alors que les feuilles se multiplient, de façon tout aussi exponentielle vers le ciel (la voute céleste du spirituel). Ces choses-là, je les sens dans le travail de Smith, notamment avec ces liens, de perles enfilées ou de cordes, qui montent vers le ciel ou se dispersent au sol : je trouve qu’ils ont quelque chose de cette image végétale. C’est sans doute une autre raison qui fait que son travail m’a profondément touché et bouleversé dans le sens positif du terme.
Or il se trouve que dès le début, cette chose de la terre (le corps matériel, l’infiniment petit) et du ciel (l’esprit immatériel et l’infiniment grand) qui se confondent est présente, je m’en suis rendu compte en travaillant sur Nature doesn’t care if you become fly food au début de ce dossier. J’ouvre ici une petite parenthèse pour poser quelque chose que ce dessin m’a fait découvrir et qui devrait m’aider à trouver des réponses au problème que j’ai par rapport à une certaine vision de la peinture : si selon Zeyno Arcan le rouge est la couleur du sang et de la chair, c’est aussi la couleur de cette Terre ancestrale, celle du passé des hommes. Et si pour Klein le bleu est la couleur de l’immatériel, et de ce ciel, c’est aussi celle de l’eau, du fluide universel de la vie du présent. Il me semble que le travail du rouge et du bleu en simultané pourrait-être symptomatique de quelque chose, une sorte de confrontation et de confusion des temps ancestraux et actuels, comme ça me parait être le cas dans ce dessin de 1981 qui pour moi est le point de départ de la quête de Smith.
Il me semble que c’est dans les outils et machines que l’artiste utilise pour générer ses images que cet antagonisme des temps s’exprime le plus.
1 De Marie -
Tu connaissais K.S avant "régénération" ?
Untitled 1989 : "naissance de Marie l'ancienne" ou bien encore A-G
2 De Jules -
Marie : Non, je n'ai découvert Kiki Smith qu'en janvier dernier à New York... Mais tu sais, il y a des thèmes universels !
A-G ?
3 De Marie -
arrière grand-mère
4 De Marie -
Thèmes universels, oui ! attitudes quasi identiques c'est déjà différent :-)