D’ailleurs, je me suis rendu compte d’une chose assez intéressante en essayant de traduire Kiki Smith de l’anglais au français : le mot Print qu’elle utilise souvent désigne autant les impressions que les empreintes. Cela me fait penser au titre de l’exemplaire de sa thèse que Zeyno Arcan m’a donné : Empreinte, emprunt et impression : vers une peinture scéno-graphique, sur les traces de Pollock, Klein et Bacon… Je suis pressé d’être à cet été pour la lire car je crois que je vais y apprendre beaucoup de choses !
Je reviens à mon sujet pour dégager quelque chose de ces fameuses machines et protocoles intermédiaires : il y a deux ensembles qui me semblent caractéristiques de deux époques.
- La gravure et le moulage dans leurs procédés sont des prints de l’objet matériel. La gravure sur bois est apparue en Chine au début du VIIIe siècle. En Europe, elle s’est développée au XIVe siècle, on l’utilisait alors surtout pour multiplier les images grâce à des planches de bois, pour les jeux de cartes par exemple, ou encore les icônes religieuses. Puis à la Renaissance, elle a servi à diffuser les œuvres d’Art, à Florence la gravure se réalisait alors sur des matrices métalliques. La gravure a aussi permis de créer des planches d’anatomie ou de botanique, des cartes du ciel, des vues topographiques. Plus tard, elle donnera naissance à l’imprimerie. C’est donc une technique de production d’image qui dans ses nombreux dérivés a accompagné l’histoire de l’Occident depuis la fin du Moyen-âge, tout comme les techniques de moulage sur lesquelles j’aimerai porter une attention toute particulière.
Dans l’entretien avec Valérie Da Costa, Kiki Smith fait référence à « l’importance des recherches anatomiques qui ont été faites à Vienne au XVIIIe siècle ». Or par chance, il se trouve qu’il y a peu une amie m’a prêté un livre après que nous ayons discuté des personnages de cire de Smith : Encyclopaedia Anatomica, Museo La Specola, Florence édité l’année dernière aux éditions Taschen. Dans ce livre j’ai trouvé toute une histoire accompagnant l’image suivante :

Myologia
Et alors, j’ai immédiatement pensé à une des statues de cire de l’exposition A Gathering, Virgin Mary de 1992 :

Virgin Mary, 1992, cire, fibres et laine sur support en métal, 171x66x36cm.
Il se trouve que les sculptures anatomiques auxquelles l’artiste a fait référence dans l’entretien ont été commandées en 1781 par l’Empereur d’Autriche Joseph II pour l’Ecole Militaire de Médecine de Vienne à l’atelier de la Specola.
La Specola était initialement nommée Imperial Regio Museo di Fisica e Storia Naturale. Ce musée a ouvert ses portes en 1775 dans la ville de Florence, à l’initiative de Pierre Léopold de Habsbourg-Lorraine (1747-1792), grand-duc de Toscane de 1771 à 1790. Il a été crée dans le but de regrouper les collections scientifiques des galeries grand-ducales qui ont débuté sous l’impulsion des Médicis avec, par exemple, la création de l’Acadomia del Cimento (1657-1667) ; mais aussi pour offrir un accès public à la connaissance scientifique, ce qui était une nouveauté à l’époque.
Grâce au travail de l’abbé Felice Fontana, directeur du Musée, les collections ont été enrichies d’ouvrages et de collections achetées aux quatre coins de l’Europe. Alors, le principal atout du musée était sa bibliothèque scientifique. Ensuite, Pierre Léopold a voulu élargir le musée aux domaines de l’astrologie et de la météorologie, il a fait construire un observatoire astronomique (Specola en italien). La Specola est devenu un grand centre de la connaissance scientifique européenne. Ses collections étaient botaniques, zoologiques, on y parlait des sciences et de leur applications pratiques. L’anatomie y était aussi abordée, notamment par des moulages en cire réalisés à partir de cadavres humains avec la technique de la céroplastie.
Il se trouve qu’à cette époque l’anatomie était une discipline toute nouvelle ; en Italie, l’état et encore plus l’église ont longtemps interdit l’étude du corps humain sur les cadavres. Les premières planches anatomiques ont fait leur apparition au XVIIe siècle, elles étaient en général réalisées par des peintres ou des sculpteurs dont les plus illustres ont été Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël ou encore le Titien. Ces planches ont été utilisées par des chercheurs illustres de l’époque comme Falloppio, Casalpino ou Vesalius pour illustrer leurs traités d’anatomie. La première école de céroplastie a été fondée à Bologne au milieu du XVIIIe et reçu même les encouragements du Pape Benoît XIV pour ses études anatomiques, notamment dans le fait de devoir rechercher des cadavres pour travailler.
L’atelier de céroplastie de la Specola à quant à lui été actif de 1771 à la seconde moitié du XIXe siècle. Il a jouit d’une grande renommée et a créé des pièces pour les grandes villes d’Europe.
Les pièces de cire crées pour servir la Science et répandre ses connaissances sont absolument phénoménales de complexité et de détails : à voir les différentes strates de Ostetricia, on comprend pourquoi il fallait deux centaines de cadavres pour fabriquer un seul de ces corps cireux, et combien les chercheurs de l’époque étaient doués en dissection :


Ostetricia
Il y a dans ces figures de cire tout l’émerveillement que les chercheurs de l’époque ont du ressentir devant les images du corps intérieur : il est complexe, géométrique, stratifié, organisé. Les systèmes sanguins et nerveux sont arborescents, les intestins sont les mêmes que ceux du porc qui servent au boudin, l’utérus en grossesse (ci-dessous) est couvert de motifs qui devaient leurs rappeler les constellations dessinées quelque part vers l’Observatoire astronomique…

Dans Virgin Mary de 1992, je retrouve la recherche mais aussi l’émerveillement de ces ancêtres face à la question de l’échelle pour le corps. Cet ensemble d’œuvres que forment les gravures et les moulages de Smith me semble être une sorte de retour à cette source. C’est sans doute pour cela qu’il est empreint des premiers outils, techniques et machines qui ont servi la connaissance scientifique en astronomie (l’infiniment grand) et en anatomie (l’infiniment petit) ; ainsi que la démultiplication des images qui a permis de répandre les nouvelles idées, dans les têtes et dans les musées. Les propos suivants de l’artiste, tirés du catalogue de l’exposition A Gathering, confirment et expliquent cette hypothèse :
« The thing I love about going to the Museum is that it’s a confirmation. Your ancestors tell you that there’s a reason for doing a particular activity. (…) If you make figurative sculpture, they have real power in them; they take up some kind of psychic space. I think that objects have memories. I’m always thinking that I’ll go to the Museum and see something and have a big memorie about some other lifetime ».
Traduction-maison : « Ce que j’aime quand je vais dans un musée, c’est que c’est une confirmation. Vos ancêtres vous disent qu’il y a une raison pour chaque acte. (…) SI vous faites des sculptures figuratives, elles auront en elles un réel pouvoir, comme une sorte d’espace psychique. Je crois que les objets ont de la mémoire. Je pense toujours que quand j’irai au musée, je verrai des choses et j’aurai une grande mémoire d’autres époques de l’Histoire ».
Il y a donc dans ce mimétisme une tentative d’assimilation des connaissances du passé, par absorption de la mémoire des objets. J’aime vraiment beaucoup cette idée !
Mais cela n’explique toujours pas comment de l’étude anatomique on a pu passer dans le domaine du spirituel… A propos de sa sculpture Virgin Mary, Kiki Smith a dit (toujours dans la même interview) :
« Je ne suis pas croyante, mais si je m’intéresse autant à la période médiévale, c’est parce qu’il existe l’expression d’une croyance très forte dans les œuvres de l’époque. Et je crois qu’il y a dans mon travail quelque chose qui s’apparente à une forme de foi. Virgin Mary était pour moi une création de laquelle devait émaner une sorte d’aura, elle devait rayonner. J’ai justement voulu montrer une vierge ancrée dans le réel, dans la vie, sans séparer la sexualité de la divinité, à l’encontre des représentations traditionnelles de la vierge».
Dans ces mots-là, j’ai vraiment l’impression que Kiki Smith fait référence à Ostetricia : il faut savoir que si la céroplastie ne s’est appliquée au domaine de l’anatomie que dans le courant du XVIIIe siècle, elle était utilisée durant la Renaissance pour la confection d’offrandes, de statues de saints et d’ex-voto. La femme figurée par Ostetricia, avec son corps fait d’images de tous les corps, sa bonne mine feintée et son fœtus au fond du ventre devait en plus immanquablement faire penser les florentins qui la voyaient aux vierges de cire qu’ils croisaient dans les églises. Alors, par la confusion entre la Vierge du mythe et cette femme anatomique (est-ce ça la transfiguration ?) est peut-être née l’idée d’une foi qui viendrait de l’intérieur… Et pas d’en haut.
En réinterrogeant plastiquement le Mythe de la Vierge par le biais de Myologia et Ostetricia, Kiki Smith a compris ce basculement, celui qui depuis pousse la science à chercher encore et encore des limites à l’infini ; et par la même occasion elle s’est construit sa propre approche des mystères de la procréation, de la gestation, et de la naissance basée sur l’histoire des ancêtres. Mais bien entendu, cette approche est aussi fonction de son propre temps, c’est sans doute ce qui explique dans son œuvre la présence d’images réalisées avec des machines modernes.
- Photographie, films, échographies ou vues microscopiques sont des prints de l’objet par résonance d’ondes sur sa surface. Les ondes dont je parle sont lumineuses, sonores, électriques, magnétiques. Ce sont celles qui font le lien, via la perception par notre corps de son environnement. Les photographies sont l’empreinte lumineuse du corps des paysages, comme les échographies sont le reflet sonore de l’enfant à naitre ou la gravure l’impression d’un dessin à reproduire…
Les outils médiévaux interrogeaient le corps vécu (celui de l’homme) dans son intérieur et son extérieur. Les machines modernes permettent d’effectuer la même recherche, mais concernant les corps étrangers (ceux que l’esprit humain n’habite pas), et aussi les interactions entre deux corps différents.

Untitled (Geese), 1997. montage photographique, 50x55 cm.
Cette photographie est une empreinte lumineuse du paysage, comme les céroplasties sont des empreintes du corps physiologique. En découpant la photographie du paysage, Kiki a reproduit la dissection, ce démantèlement du corps qui à permis aux chercheurs de la Renaissance d’arriver à l’anatomie du corps humain. Ensuite, comme eux ont crée une figure de cire permettant de dégager les organes vitaux du corps humain, elle a construit une image organique de ce lac : les oiseaux et les fleurs sont à sa surface comme les éléments de sa peau, les poissons et les algues qui troublent leur image deviennent ses cellules constituantes avec chacune sa fonctionnalité. Voilà comment le paysage peut prendre vie, devenir un corps vivant et être défini comme tel.
Je terminerai cette partie sur les machines en m’intéressant à ces œuvres hybrides, tenant de chacun de ces deux types de génération d’image : il y a par exemple All Souls avec des échographies transformées en gravures ou aussi Arteries and Veins, une reprise des céroplasties du système sanguin, mixée avec les images microscopiques des globules et leucocytes (oeuvres par là).
Ici encore, l’artiste semble intégrer les nouvelles données de la science à son espace mythique, via l’imagerie moderne par le même procédé ancestral. C’est en cela que la démarche de Kiki Smith m’intéresse, car elle participe à la génération d’une mythologie moderne, remaniant sa base fondamentale en fonction du point de vue de notre époque, lui-même fonction de l’état de nos connaissances au sujet du monde qui nous entoure.
Je crois que cette conclusion pointe une fonction de l’art et un rapport à lui qui me touchent et m’importent profondément… C’est sans doute pour cette raison que j’ai été si bouleversé en visitant l’exposition A Gathering au Whitney Museum en janvier dernier : l’œuvre de Smith est tentaculaire, c’est un grand poulpe qui se mange les bras.
Cette exposition a généré la grande curiosité qui m’a poussé à produire cette première étape d’analyse.
Le fait de m’être penché sur l’œuvre de Kiki Smith dans ses processus de construction par les angles de la perspective, du traitement du corps et des machines intermédiaires m’a appris plusieurs choses importantes : si c’est le fond d’un travail plastique qui constitue sa charge émotionnelle, c’est sa forme qui va le révéler au spectateur dans toute son intensité. Avant l’illustration et l’université je me foutais royalement de la forme de mes productions. Depuis et encore plus après ce présent travail, je souhaite affiner mes outils en espérant qu’un jour mes œuvres seront aussi chargées et poreuses que celles de Smith.
Pour cela, il faudrait que j’interroge certains de ses travaux de manière plastique, comme je l’ai fait cette année sur Klein, en parallèle avec les peintures rupestres des grottes de Lascaux (dans le cours de Monsieur Danétis Parler l’image). J’ai beaucoup compris sur eux en démontant plastiquement l’IKB de Klein et les animaux de Lascaux. Sans doute parce que comme Smith le fait dans son travail, j’ai confondu modernité et ancestralité dans la forme de leurs empreintes… La deuxième chose que j’ai donc comprise dans ce devoir est le fait que les objets aient de la mémoire, et que les musées ne sont pas faits que pour ruiner les étudiants en arts plastiques ! Enfin disons que c’est une ancienne intuition qui est devenue une vraie compréhension. Maintenant je vois comment mes interrogations de l’année dernière sur le Saint Suaire, ou l’empreinte photographique Starfinger Angel (1975) vu au Centre Pompidou m’ont mené à faire ma première empreinte.
En travaillant ce devoir j’ai commencé à me poser des questions sur le fait de la variation et à produire. Je crois que ça m’a un peu aidé à avancé. Maintenant, j’aimerai démonter Nature doesn’t care il you become fly food, et aussi une des œuvres d’Arcan où il y a le rouge. Peut-être que de cette façon je percevrai mieux la fonction du fluide dans l’affaire de la révélation par l’art, et aussi les valeurs de ces deux couleurs que sont le rouge et le bleu, déjà utilisées en céroplastie pour différencier veines et artères.
Une autre richesse de ce travail est qu’il m’a permis de découvrir les travaux de la Specola : c’est pour moi une grande découverte que j’avais envie de faire depuis quelques temps : par exemple, lorsque j’étais à New York il y a eu une exposition de corps décharnés en cire, mais je n’ai malheureusement pas pu y aller, et pour l’instant elle n’est pas programmer pour Paris... Par contre, dès mon retour je suis allé plusieurs fois dans les galeries du Jardin des Plantes que je fréquentais pendant l’enfance. Aujourd’hui, je n’ai qu’une envie, m’acheter ce livre et me renseigner enfin sur la collection parisienne qui se trouve dans l’une des facs si mes souvenirs sont bons…
Enfin, le dernier bonheur est d’avoir lu ces mots dans le catalogue de l’exposition :
« All of our (…) works are strong (…). All of us implicitly argue that there should be more voices in America, more (…) people telling their own stories. The government seems very frightened of our stories, but there’s a movement of artists making this work ».
Grâce à de tels mots, mon envie d’avancer dans le travail plastique ne fait que continuer de grandir. Kiki Smith m’aura enfin donné un joli trésor : un peu d’inertie.
1 De la dame ! -
24 mai 2007, 20h30, Théâtre de Vanves - "Autour de D'après J.-C. et Dalila et Samson : La représentation du corps dans la peinture ancienne", par Herman Diephuis
2 De Marie -
"L'écorché" des bouquins de mon enfance. Ensuite il y avait le système sanguin, puis le squelette, en soulevant les planches une à une. Fascinant.
3 De Marie -
Un article complété et enrichi de mots à la charge émotionnelle plus forte que les images avec le ressenti d'un décalage entre "devoir" (scolarité) et art (dans ma perception)
Une interrogation à propos du joli trésor : un peu d'inertie. Incapacité ? résistance en opposition au mouvement ? une pause d'inactivité ?
4 De Jules -
Marie : non, l'inertie je la trouve dans le fait de découvrir des artistes comme Kiki dont je suis les traces. Ca me donne l'enthousiasme de continuer à avancer...
5 De Jules -
Heu pour moi l'inertie, c'est comme l'énergie cinétique mais je crois que je me suis trompé de mot... c'est quoi le mot pour ça ? entrain ?