Des bêtes et des hommes, citations.

Elisabeth de Fontenay au sujet de Lettres de Lord Chandos et autres textes, écrit par Hugo von Hofmannsthal à l'attention de Francis Bacon, dans Le silence des bêtes, la philosophie à l'épreuve de l'animalité (p30 et 31) :

[...] Et encore cette vision par laquelle l'intériorité et l'extériorité se renversent l'une l'autre : "Ainsi, récemment, j'avais donné ordre de verser en abondance du poison pour les rats dans les caves à lait d'une de mes métairies. Vers le soir, je sortis à cheval sans plus songer, comme vous le présumez, à cette histoire. Alors, tandis que mon cheval avance au pas dans la haute terre d'un champ retourné et que je ne découvre rien de plus inquiétant à proximité de moi qu'une couvée de cailles apeurées et au loin, au dessus de l'ondulation des labours, un grand soleil couchant, alors soudain s'ouvre au fond de moi, cette cave emplie de l'agonie d'un peuple de rats. Tout était au dedans de moi : l'air frais et lourd de la cave envahi par l'odeur douceâtre et forte du poison, et la stridence des cris heurtant les murs moisis ; cette confusion de spasmes impuissants, ces galops désespérés en tous sens ; la recherche forcenée des issues ; le regard de froide colère, quand deux bêtes se rencontrent devant une fissure bouchée. [...] C'était plus encore [que les récits de la destruction d'Albe ou l'incendie de Carthage par des auteurs latins], c'était plus divin, plus bestial ; et c'était du présent, le présent le plus plein, le plus sublime. Il y avait là une mère qui sentait tressaillir autour d'elle ses petits mourants, et elle dirigeait ses regards, non sur ces êtres en train de succomber, non vers la pierre inexorable des murs, mais dans l'air du vide, ou bien, à travers l'air, dans l'infini, et elle accompagnait ses regards d'un grincement ! [...] C'était bien davantage et bien moins que de la pitié : une participation contre-nature, une intrusion au dedans de ces créatures, ou le sentiment qu'un fluide de vie et de mort, de rêve et de veille s'est écoulé en elles l'espace d'un instant - d'où venu ?"
[...] Les états ineffables de Lord Chandos sont en effet plus et moins que compassion : ils sont extase, léthargie, aphasie,participation [...]et ils sont encore menace, non fomentées mais survenues à travers d'étranges petites perceptions, à l'encontre de ce canonique principe d'individualisation qui nous fait sujets séparés, maîtres de l'extériorité et de notre intériorité. Mais peut-être apparaitra-t-il impossible d'ainsi transposer dans la rationalité discursive quelque chose qui, en fin de compte, s'apparenterait au regard et à l'écoute du peintre. Dans ce récit, le divin et l'animal auront été placés en une dangereuse proximité, celle-là même que les religions du Livre nous ont rendue étrangère parce qu'elles l'ont déclarée idolâtre.

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