Questions d'exotisme.
Lorsque Magellan ramena des îles de l’Est-asiatique les premières dépouilles de paradisiers en Europe, en 1522, il n’avait de ces oiseaux que des corps sans pattes. Pourquoi ? C’est une bonne question. Peut-être les chasseurs papous coupaient-ils les membres inférieurs de leurs proies ; c’est en tout cas une des explications qui peuvent être lue concernant cette affaire d’amputation… Car aujourd’hui une chose est sûre : nous ne pouvons pas imaginer qu’un oiseau puisse ne pas avoir deux pattes sans assimiler cet état de fait à une anomalie. Nous lui cherchons alors une explication logique et cohérente.
Or, il semblerait qu’au XVIème siècle ce genre d’idée était tout à fait acceptable. Sans doute les Grandes Découvertes ont-elles galvanisé les imaginaires déjà peuplées de licornes et de cocatrix, car de la particularité anatomique des premiers paradisiers parvenus en Europe est née la légende suivante : on racontait alors que les oiseaux de paradis ne touchaient jamais terre, sauf pour mourir. Ils volaient perpétuellement et se nourrissaient de rosée…
Une trace de cette légende perdure dans nos sciences modernes et rationnelles, c’est Carl Von Linné - le père de la nomenclature taxinomique toujours en usage - qui nous l’a laissée : depuis sa description de l’oiseau en 1753, le paradisier grand-émeraude porte le nom latin de Paradisaea apoda : le paradisier apode.
Aujourd’hui, une histoire d’un autre genre circule. Je dis « d’un autre genre » parce qu’il s’agit d’une histoire vraie et non d’une légende : elle raconte que dans certaines banlieues parisiennes, lorsque l’on demande à des enfants de représenter un poisson ils dessinent un carré. Certains même ajouteraient des points jaunes pour figurer la panure…
Est-il possible que de nos jours, des enfants en âge de dessiner pensent ces animaux comme des carrés de colins couverts de chapelure ? Oui. Dans ce cas, imaginent-ils aussi que les lapins puissent être comme on les achète actuellement dans les supermarchés, c'est-à-dire sans leurs oreilles ou le bout de leurs pattes ? C’est fort possible. Pour autant, pourrait-on inventer une légende autour du lapin apode, Oryctolagus apodus? Cet animal étrange pourrait naitre sur le dos, puis il s’accrocherait au ventre d’une biche qui passerait près de lui. Comme la tique, il serait capable d’attendre des années sans bouger ni manger que son hôte se présente. Puis une fois l’hôte trouvé, il se nourrirait de son lait, ainsi que des larmes de ses faons. Et bien entendu, il ne retomberait au sol qu’une fois mort.
Lapin apode (Oryctolagus apodus), squelette d’un lapin vendu en supermarché (sans les pattes), tête et plumes d’un paradisier petit-émeraude naturalisé (Paradisaea minor), colle, coton.
Il me semble que ces histoires d’oiseaux de paradis et d’animaux conditionnés pour l’industrie alimentaire ont quelque chose en commun tout en étant radicalement différentes : bien entendu leurs animaux sont fabuleux, mais surtout, mises à proximité l’une de l’autre, elles invitent à réfléchir sur les frontières de l’exotisme. Au XVIème siècle, l’exotisme était terres lointaines et inconnues, cependant il était objet de curiosité et s’assimilait par l’enchantement : les monstres étaient du domaine du familier, ils faisaient partie intégrante - ou rapidement intégrée - du bestiaire des hommes et des femmes quelque fut leur âge. Or aujourd’hui, pour certains enfants l’exotique est géographiquement tout proche ; les dessins de poissons carrés invitent même à penser qu’il est aux portes de la ville. Quant aux monstres, ils commencent à disparaitre de l’environnement des hommes modernes dès les débuts de la puberté. Ainsi, on pourra bien s’amuser à lancer la légende du lapin apode, personne ne lui donnera la dimension qu’a pu prendre celle du paradisier gourmand de rosée. Les légendes sont devenues anecdotes qui font sourire, et parallèlement à cet état de fait, on peut s’imaginer à raison que pour ces futurs hommes-là, il n’y aura pratiquement plus de familiarité avec les bêtes, ni dans la réalité ni dans l’imaginaire.
Cette scission entre les hommes modernes et les animaux est le souci d’un nombre croissant de philosophes et d’artistes de la modernité. A la lecture du livre d’Elisabeth de Fontenay : Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, on peut d’ailleurs comprendre les enjeux d’une telle rupture. Que risquons-nous à nous extraire du règne animal comme nous aimons à le faire en Occident ? Des éléments de réponses se trouvent dans les propos de Claude Lévi-Strauss cités par la philosophe :
« Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. »
La question de l’exotisme, de ce qui est étranger, « au dehors » peut se poser tout autant pour les bêtes que pour les autres hommes : des rapports que nous entretenons avec les animaux dépendent ceux que nous entretiendrons entre nous.
Petite histoire du lapin apode.
Pour ne pas tomber dans le piège de l'année dernière - qui m'aura valu de travailler tout l'été à la rédaction de mon mémoire - je m'atèle à monter les premiers morceaux de réflexions dès le début de cette année universitaire, et dans ma pratique et dans ma théorie. Voilà donc un petit bout d'essai qui porte sur le territoire des hommes, et surtout celui de leurs connaissances. Bien entendu, c'est un essai, il manque les trois quarts du travail avec de la référence bibliographique, etc. Mais je crois que c'est suffisamment clair pour être partager dès maintenant (surtout qu'il y a de belles histoires). Bonne lecture !
1 De Marie -
Je ne sais pas si l'oiseau de paradis apprécie vraiment le changement de nid ... ;-)
Pour ton mémoire, pense aussi à mettre en évidence toutes tes recherches et réalisations ... et méfie-toi aussi du copier-coller (s'arroger est un verbe pronominal) et tu as le droit (devoir) de corriger les fautes dans les citations. Bon travail et excellentes résolutions.
2 De Jules -
Marie : je dois avouer que la séparation est dure à digérer, héhé ! Quant à ma faute de frappe sur Levi-Strauss elle est corrigée ! Bien, il ne me reste plus qu'à enlever cette histoire de poisson carré, car finalement c'est une légende urbaine (heureusement d'ailleurs). Bref, premier jet à étoffer, et sur tous les plans, on est bien d'accord. SI je ne parle pas assez de mes travaux plastiques, on pourrait à nouveau me le reprocher... Et ce serait fort dommage. Aller hop ! Au boulot !