Le centre d’art La Graineterie invite trois plasticiens à croiser leurs démarches au sein d’une proposition qui, sans caractère d’exhaustivité mais avec subjectivité, rudesse et humour parfois, explore les modes de relation que nous tentons de développer avec le règne animal.
Si l’animal sauvage a disparu progressivement de nos vies occidentales, il ne cesse pourtant de fasciner les esprits. N’appartenant pas à notre expérience familière, ne représente-t-il pas une échappatoire à nos quotidiens codifiés et civilisés ? L’utopie d’une liberté possible, ou encore une forme de joyau que la main de l’homme n’aurait pas modifié ?
Face à cette attractivité indéniable, l’homme s’exclut toutefois de la notion d’animal : à l’humanité douée de raison, on oppose l’animalité.
Cette exposition s’intéresse dès lors à une animalité aux prises avec notre humanité, perçue par le prisme de nos civilisations occidentales ; Un monde animal soumis à nos idéaux.
Entre bienveillance et manipulation, les phénomènes d’observation, d’apprivoisement et de domestication mais aussi parfois même de mise à mort dessinent ici les contours d’une proposition qui explore ce besoin que nous avons de créer un rapprochement avec l’animal.
Vue de l’exposition, à gauche : Françoise Pétrovitch, de la série Étendu, lavis d’encre sur papier, 2014 / à droite : Julien Salaud, Megafaisanglier, technique mixte, 2015 / photographie Ville de Houille
Avec Françoise Pétrovitch, qui présente plusieurs nouveaux lavis d’encre ainsi que des installations vidéos (Le loup et le loup, 2011 et Panorama, 2016), la figure animale fait partie intégrante d’une démarche qui vise à comprendre le monde, entre intimité et familiarité. Les relations qui surgissent ici sont fugaces, à l’instar de la technique diffuse qu’elle utilise, saisies au-delà de toute narration. C’est une autre forme de langage qui est en jeu, celui d’un regard fait de trivialité et d’immédiateté. Chez Françoise Pétrovitch, l’animal, fragile, semble souvent aux prises avec nos peurs ou nos espoirs. Soumis aux jeux de l’enfance il peut subir la domination ou la mise à mort, mais il peut aussi s’attacher à l’image d’une force protectrice ou encore s’ouvrir à l’imaginaire d’un monde carnavalesque fait de créatures masquées et hybrides.
La chimère, du moins la présence d’animaux hybrides, apparaît de façons, certes très distinctes, mais manifestes dans les pièces des trois artistes. Ces figures fantasmagoriques mêlant réel et imaginaire témoignent d’un besoin d’extériorisation des sentiments face à l’inconnu, mais elles portent aussi en elles la capacité de l’animalité à débrider nos imaginaires.
Laurent le Deunff, installation d’oeuvres en papier mâché et gouache, 2016. Photographie Ville de Houille
Pour Animalités, Laurent Le Deunff a ainsi travaillé à une nouvelle série de sculptures hybrides, qui représentent de petits animaux en ayant avalés d’autres, plus grands. Le pelage reste, la forme change. Réalisées en papier mâché et peintes à la gouache, ces œuvres font directement référence à l’univers carnavalesque : des animaux, qui comme des hommes, auraient eu envie de se déguiser en autre chose. Possiblement inspirées des récits de voyages du Moyen-Age que l’artiste plébiscite, ces créatures portent en elles l’intérêt de leur auteur pour la littérature et les sciences comme par exemple la « cryptozoologie », science des animaux dont l’existence n’a pas été prouvée de façon irréfutable. Mettant comme toujours à distance ses références par un décalage illusionniste et ludique, Laurent Le Deunff marque son attachement au matériau et aux pratiques sculpturales. La référence aux loisirs créatifs est ici telle que l’on comprend qu’en adoptant la démarche de l’amateur, l’artiste propose un regard ouvert et non naïf sur la figure animale, son histoire et les fantasmes qu’elle peut engendrer.
Laurent Le Deunff et Julien Salaud partagent un attrait pour la science mais aussi pour des pratiques qui dépassent le spectre de l’art contemporain (loisirs créatifs, arts traditionnels…). Ils usent manifestement de notre insatiable fascination pour les temps primitifs, notre besoin de découvertes et de connaissances, mais n’en exploitent pas les mêmes ressorts. Citons la pièce de Laurent Le Deunff, Chewing-gums (2010), qui mime les restes d’ossements préhistoriques. Ici, l’invitation à l’exploration passe par une vraie-fausse illusion. Le trompe-l’œil inversé est l’apanage de l’artiste qui se joue davantage de notre désir profond de croyance que d’une forme de véracité. Chez lui, cela passe par une appropriation des traces du temps au travers de matériaux qui ont vécu ou qui, du moins, l’exprime.
Chez Julien Salaud, les inspirations et les modes d’expression adoptent un point de vue quasi naturaliste. L’acte de sculpture (qu’ils s’agissent d’installation ou de performance vidéo d’ailleurs) passe, dans la plupart de ces pièces, par l’exploitation du vivant, de l’enveloppe charnelle animale taxidermisée comme de moulage du corps humain.
De gauche à droite : Madame Chevreuil, moulages plâtre et mousse expansée, fourrure de chevreuil, perles de rocaille, coton, colle, 47 x 44 x 36 cm / Haut les mains ! trophée de chevrette, moulages plâtre mousse expansée, perles de rocaille, coton, colle, 65 x 51 x 42 cm / Monsieur chevreuil, moulages plâtre et mousse expansée, perles de rocaille, coton, colle, 53 x 45 x 41 cm, 2016
A l’instar de celles de Laurent Le Deunff, les œuvres de Julien Salaud peuvent se rapporter à des fables et mythologies anciennes inscrites dans notre mémoire collective. Toutefois, avec ce dernier on touche de plus près à la vision de la mort comme un lien entre l’homme et l’animal. Celle-ci se glisse dans l’état même de la taxidermie, technique au cœur du travail de l’artiste, entre attraction et répulsion. A la différence de l’installation vidéo Le Loup et le loup (2011) où Françoise Pétrovitch fait émerger la chasse, la mort, la cruauté d’un environnement pourpre, les œuvres de Julien Salaud usent du décalage qu’apporte l’ornementation pour générer des histoires et des sentiments. Moins frontale, la mise à mort est ici dissimulée, voire sublimée. Cela rappelle les pratiques naturalistes qui, utilisant la taxidermie, mettent de côté la mort à des fins d’observation, d’étude et de recensement des espèces, à ceci près que Julien Salaud leur offre une seconde vie. En les hybridant, il les transforme comme pour se tourner ainsi davantage vers les civilisations qui ne voient pas en la mort une fin en soi, mais un passage, une métamorphose. La peau devient alors cette frontière à traverser. Citons à cet égard outre ses Guerriers traversières, la série des Entomillogismes (2008-2013), ces insectes métamorphosés en oiseaux qui rappelle les cabinets de curiosités des amateurs et collectionneurs chevronnés passionnés d’entomologie.
Vue de l’installation Entomillogismes, Julien Salaud. Photographie Ville de Houilles
Vue de l’installation de plusieurs sculptures de Julien Salaud. Photographie Ville de Houilles
Vue de l’installation Karpman : la victime (Monsieur Os), le sauveur (Monsieur Taxidermie), le bourreau (Monsieur Plâtre), Julien Salaud, 2016. Photographie Ville de Houilles
Avec Julien Salaud qui présente une installation sculpturale et plusieurs nouvelles pièces, les phénomènes de domestication et d’apprivoisement (d’espèces animales sauvages chassées) prennent une place centrale. Si la domestication renvoie à l’idée de foyer et d’intimité, celle de l’apprivoisement ouvre la voie plus largement à celle de territoire. C’est ici que les relations et parfois même les fusions homme/animal naissent. Les trophées de chasse par exemple, représentent une pratique visant à attester d’une victoire. La mise à mort disparaît au profit de l’exploit. Avec une forme de bienveillance, la taxidermie redonne à l’animal sa beauté première, lui offrant dès lors une place auprès de nous, dans nos intérieurs domestiques. Par choix, Animalités montre les derniers trophées de chasse de Julien Salaud, qui installent le trouble en hybridant des moulages humains et des taxidermies animales. Ici, de la mort naîtrait l’harmonie.
Les œuvres sur papier, sculptures, installations vidéos et sonores de l’exposition Animalités font émerger un sentiment de familiarité avec l’animal. Il semble plus proche et lorsque, oh bonheur !, la domestication réussit et immerge l’animal dans notre foyer, nous voilà face au désir de lui apporter quelques agréments le ramenant à certains de ses comportements naturels. En cela, la série sculpturale des neuf Arbres à chats proposée par Laurent Le Deunff offre un point de vue délectable, à la fois décalé et plein d’humour, sur nos façons de toujours considérer l’animal au travers de ce que nous sommes, plutôt que de ce qu’il est.
Merci à Maud Cosson pour l’invitation !
Pour en savoir plus :
Paroles d’artistes : Julien Salaud
- L’animal joue un rôle essentiel dans votre travail. De quelle manière s’est mise en place cette relation ?
Cette relation est établie de longue date : enfant j’allais photographier les chevreuils dans les bois derrière chez moi, mon oncle m’apprenait à faire des pièges photographiques pour faire de belles images de geais, de mésanges, d’étourneaux ; mon père aimait élever des chenilles et nous apprenait les cycles de vie des papillons. J’ai pratiqué l’équitation pendant une bonne quinzaine d’années. On peut donc dire que ma famille m’a élevé dans le goût de l’observation, voir de la contemplation des choses de la nature. Je crois qu’une forme de conscience écologique s’est construite assez tôt sur cette base, elle m’a incité à travailler dans la protection de l’environnement au début de ma vie professionnelle.
L’observation de la faune sauvage m’a aussi appris à m’assumer en tant qu’individu. Ce que je veux dire c’est que nous autres, humains, sommes tout autant sujets à la biodiversité que les animaux sauvages. Il est donc important de comprendre ses spécificités, ses caractéristiques propres et de les vivre au grand jour.
- Pouvez-vous revenir sur le recours à la taxidermie dans votre production ?
La taxidermie m’a beaucoup intéressé ces dernières années. Elle est à la fois le symptôme d’une certaine fascination pour la mort, fascination qui a entraîné de nombreux questionnements dans mon travail, le principal étant : « la mort est-elle un état définitif ou une métamorphose ? »
La taxidermie m’intéresse aussi pour le paradoxe qui la définit : la taxidermie, c’est l’art de donner l’aspect du vivant à un corps inerte, à une peau morte. Il me semble qu’il y a dans cette ambiguïté quelque chose qui peut permettre notre rapport ambivalent à la nature et à ses êtres.
- Votre pièce « L’indocilité du Mouflaure » présente également une hybridation entre un mouflaure et un centaure. De quelle façon est née cette figure du Centaure dans votre travail ?
Mon approche de l’écologie ne peut pas être scientifique car je n’ai pas un esprit logique – je le sais pour m’être acharné, sans grand succès, à suivre des études en biochimie au début de mes années d’études supérieures. Mon approche est donc sensible et artistique. Elle a très largement été influencée par celle de peuples premiers (d’Amazonie, Australie, Afrique, etc.), et ce sont leurs systèmes de légendes qui m’ont rapidement intéressé, parce que ces systèmes créent des liens sentimentaux entre les personnes et tout ce qui fait leur environnement. Ce lien sentimental m’intéresse parce qu’on prend soin de ce qu’on aime. En termes d’écologie, cette affirmation ouvre de sacrées perspectives.
Mon Mouflaure fait référence au centaure des légendes antiques, donc à une période où les peuples de nos territoires vivaient encore dans leur imagination plutôt que dans leur raison.
- Depuis un an, la figure mais aussi le corps humain surgissent comme tels dans vos pièces. Comment l’expliquez-vous ? Et vers quoi cela vous mène-t-il ?
Ce surgissement n’est pas vraiment nouveau, j’ai toujours oscillé entre humanité et animalité. Ce va-et-vient est indispensable, parce que sinon, il y aurait un risque de séparer l’un de l’autre.
Et je trouve qu’il n’y a rien de pire que d’être à la fois zoophile et misanthrope. Par contre, cette fois-ci je ne sais pas encore où cela va me mener. Disons que plusieurs pistes s’ouvrent à l’horizon : la danse, le travail avec des animaux sauvages vivants et la sculpture de métal.
Propos recueillis par Maud Causson