À la fin du Printemps 2015, Julien Salaud réalise l’œuvre La Crypte des effraies à l’Abbaye de Fontevraud, dans les caves de l’abbesse. Pour cette proposition plastique, l’histoire du lieu est le fondement de l’œuvre.
L’iconographie qu’il choisit cite l’histoire du lieu et quelques-unes de ses particularités. Le spectateur est invité à entrer dans les caves par un couloir qui descend progressivement, puis en descendant une série de marches, il est plongé doucement dans l’obscurité et la fraîcheur des caves. L’œuvre se déploie dans plusieurs couloirs, le spectateur rencontre au fil de sa déambulation les espaces investis par l’artiste : des arches, des murs, une galerie, un plafond… L’œuvre est construite par du fil de coton blanc, tendu par l’implantation des clous et éclairé de lumière noire, dispositif auquel s’ajoute un oiseau naturalisé et une sculpture en plâtre. Elle inscrit concrètement dans cette architecture souterraine un travail graphique qui éclaire le lieu littéralement puisque ses fils de coton blanc tendus rayonnent sous la lumière noire. Dans une excavation dont l’entrée est une arche, une chouette effraie – titre même de l’œuvre – occupe une place centrale. Cette représentation de l’oiseau en plein vol dans un espace graphique dense de lignes droites dissonantes évoque un tableau. La chouette effraie, rapace nocturne, affirme l’obscurité du lieu. Elle est aussi choisie par l’artiste pour renouer avec des croyances populaires de la région. Cette intervention sur le lieu peut faire penser à la notion d’espace transfiguré. On peut faire un parallèle entre ce « tableau » et l’œuvre de Thomas Pot dans la salle capitulaire. Le panneau peint qui occupe l’arche de la porte de la salle capitulaire de l’abbaye présente une scène de La Pentecôte avec la descente de l’Esprit-Saint symbolisé par un oiseau en plein vol autour duquel irradie de la lumière. Il fait référence à une iconographie du lieu qui a caractérisé celui-ci pendant des siècles. Une intervention sur un mur dans une galerie plus éloignée interpelle également par sa référence aux scènes de la Passion du Christ de Thomas Pot, en représentant un Christ crucifié.
Cependant l’artiste va au-delà d’une représentation religieuse, il inscrit ce Christ dans une chouette effraie, l’homme et l’animal dans la même posture s’unissent pour créer une image qui les lie, en symbiose. On peut interpréter aussi dans cette image, le fait que le lieu qui a été longtemps consacré au religieux, est aujourd’hui un site dans lequel la nature et l’humain ont une autre place.
La Crypte des effraies résonne avec les activités autour du fil qui ont été faites dans l’Abbaye royale, les moniales étant essentiellement occupées à des travaux de couture.
Julien Salaud fait également référence à un autre patrimoine artistique dans cet univers : une Vanité à la chouette du XVIIe siècle nourrit la composition qu’il réalise sous une arche dans l’une des galeries et les personnages de La Chute des anges rebelles de Frans Floris de Vriendt réalisé en 1554, sont repris dans son travail. Dans l’une des arches, plusieurs chouettes effraies ainsi que des personnages sont représentés en soulignant la forme architecturale. L’univers de la vanité traditionnelle est visité par l’artiste avec une image de chouette posée sur un crâne.
La représentation de l’enfermement tient une place importante dans cette œuvre opérant poétiquement un lien avec l’histoire du lieu. La prison de Fontevraud est agrandie progressivement : occupée par 469 détenus en 1814, elle accueille par la suite jusqu’à 2700 prisonniers. Le lieu reste une prison jusqu’en 1963. Jean Genêt y a passé plusieurs années et écrira à propos de cette expérience d’enfermement le livre Miracle de la rose. Des résistants y sont enfermés durant la Seconde Guerre mondiale.
Julien Salaud prête son corps pour incarner à son tour l’expérience de l’enfermement. Il met en lumière ce passé carcéral du lieu. Une sculpture dans la pièce du fond est un moulage à même le corps de l’artiste. Celle-ci tient une chouette empaillée. Toujours en liant l’humain et l’animal, elle est installée derrière des barreaux. Cette sculpture au fond du parcours évoque l’enfermement : celui des moniales qui ne pouvaient sortir (l’espace était clôturé) mais aussi des prisonniers. Du temps de l’abbaye, des cachots existaient également. La sculpture est elle-même expérience d’enfermement, celui du corps de l’artiste qui a été moulé et de l’oiseau naturalisé qui lui aussi apparaît en cage, retenu dans les mains de l’homme. On a un parallèle entre un travail à même la roche et un travail à même le corps.
Dans ce parcours, la place du silence a un sens particulier. Dans le froid et l’obscurité des caves, la solitude gagne le visiteur qui évolue en silence, sans aucun bruit naturel. Cette absence de son fait vivre une expérience qui fait écho à l’histoire du lieu. Les repas des moniales se faisaient en silence, à ses débuts l’ordre fontevriste observe un silence perpétuel comme l’affirment les statuts de Robert d’Arbrissel. Dans l’abbaye devenue prison, le silence est également imposé par l’arrêté Gasparin en 1839 qui instaure celui-ci dans les maisons centrales.
Ainsi Julien Salaud inscrit ses deux œuvres dans des lieux dont il prend en compte l’histoire et la nature pour intervenir en faisant apparaître deux univers complexes par les installations dessinées proposées. Cependant, même s’il capte des éléments historiques des caves de l’abbesse et des Caves Ackerman, ses deux œuvres vont au delà d’une citation historique dans les lieux. En effet, l’artiste invite à parcourir deux espaces graphiques singuliers jouant sur le sacré, le profane, le mythologique et l’onirique.
Texte de Virginie Peyramayou, « Lieux utopiques dessinés dans l’obscurité et cheminement du corps dans les installations au fil de Julien Salaud », Litter@ Incognita
Pour en savoir plus :
Litter@ Incognito : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/lieux-utopiques-dessines-dans-lobscurite-et-cheminement-du-corps-dans-les-installations-au-fil-de-julien-salaud/
Peyramayou, Virginie, « Lieux utopiques dessinés dans l’obscurité et cheminement du corps dans les installations au fil de Julien Salaud », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°9 « Lieux et non-lieux : liens au corps », printemps 2018, mis en ligne le 28/03/2018.